Histoire d’une énigme
Tout fait énigme dans Vie et mort de Paul Gény, de Philippe Artières, historien bien connu pour ses travaux sur les biographies de criminels et sur Foucault. Ce texte surprenant, qui affiche sans détour sa nature de récit s’ouvre sur une étrange prise d’habit : pour une raison qu’il n’explicite pas véritablement, Philippe Artières, alors pensionnaire de la villa Médicis à Rome, décide de revêtir la soutane. Ainsi vêtu, il traverse la ville, parcourt les rues, entre dans les églises. Il observe les réactions des passants et des fidèles sans jamais simuler la qualité de prêtre : observateur, mais non usurpateur. On ne saura pas tout de suite pourquoi celui qui se dit « mécréant » a eu envie de vérifier si l’habit faisait le moine ; en revanche, on apprend que son aïeul jésuite, Paul Gény, a été assassiné le 12 octobre 1925 dans une rue de Rome, par un certain Bambino Marchi.
Or Gény, enseignant à l’université Grégorienne de Rome, a été l’une des figures marquantes de la vie spirituelle romaine. Après divers happenings mémoriels dans les rues de la ville, Philippe Artières entreprend de faire apposer une plaque commémorative à la mémoire son aïeul, et y parvient. Mais il donne aussi à entendre, d’une autre manière, la voix du père Gény, en reproduisant une partie de sa correspondance, qui raconte son quotidien d’aumônier au front pendant la Grande Guerre.
Les deuxième et troisième parties du livre sont consacrées à l’assassin, dont Philippe Artières a pu retrouver des traces après une enquête archivistique poussée : un cahier de documents, dont certains sont reproduits en fac-similé, des lettres, assorties d’un journal adressé (réinventé par l’auteur ?) de l’un des frères de Bambino. La quatrième partie, « Retour(s) » change de point de vue : on passe à la troisième personne, suivant un « il » (qui désigne de toute évidence l’auteur) vers divers lieux d’archives : Picauville, Uppsala, Trieste, Rome. Celui qui est décrit voyage – on serait parfois tenté de dire erre – , sur les traces des autres, Foucault, les rapatriés de Blida, les aliénés de l’hôpital de Trieste ; sur ses propres traces, peut-être, à l’hôpital de la Salpêtrière. Un épilogue, « Le tombeau », évoque les morts, leur corps absent ou lointain, celui de Gény et de Foucault, mais aussi d’un fantôme personnel qui a laissé son empreinte dans la vie du chercheur.
Ce livre est fascinant. D’abord parce qu’il est un travail d’historien, mais un travail d’historien atypique : à la quête, patiente, des traces, à leur collecte minutieuse (lettres, journaux, archives judiciaires, rapports de police) se superpose l’histoire de l’homme qui va vers elles, et qui offre au terme du parcours une très belle méditation sur son rapport à l’archive, en particulier celle des anonymes ; la fin révèle les raisons intimes de ce choix épistémologique, nichées dans un repli de la biographie. Ensuite, parce que Vie et mort de Paul Gény est aussi l’élucidation d’une énigme, à savoir ce qui poussa un jeune soldat à poignarder un jour un père jésuite dans une ruelle romaine. Qui était ce Bambino Marchi, reconnu irresponsable par la justice italienne ? A-t-il agi par haine anticléricale, comme il l’a prétendu après son arrestation ou était-il authentiquement épileptique et malade ? Quel rôle la guerre et le fascisme ont-ils joué dans sa destinée ?
Là encore, les voix se succèdent, de celles des experts à celle de l’assassin lui-même, dont on lit la correspondance. Mais au fur et à mesure qu’elle progresse, cette quête, obsédante, semble se faire le tissu conjonctif de toute une vie de chercheur, dont elle rassemble les linéaments. Le travail sur Foucault, sur les biographies des aliénés, ramène Philippe Artières vers les asiles, les prisons et les fous ; l’invitation à un colloque, à Reggio Emilia, le conduit à dormir à quelques numéros du domicile de l’assassin.
Le dernier intérêt du livre (et non le moindre) est que derrière ce parcours sur les pas d’un homme se tisse une dentelle autobiographique tronquée, aussi étrange que le fait divers qu’elle relate : qui est la femme qui ouvre sa porte à l’auteur, à l’issue d’un longue marche ? Pourquoi l’historien séjourne-t-il à son tour à l’hôpital psychiatrique, mais cette fois en qualité de patient ? Pourquoi la mort des enfants semble-t-elle le toucher à ce point ? Naviguant entre méditation sur l’histoire, quête personnelle et introspection intellectuelle, Artières laisse volontairement une part de sa vie dans une zone floue, celle où « ça ne s’écrit pas ». Ses recherches sur la vie et la mort de François Gény répondent à une exigence, à d’autres interrogations, dont nous ne faisons que deviner l’intime nécessité. La réponse sera donnée sous la forme d’une mosaïque de voix, de lettres, de points de vue, de fragments de vie sauvés de l’oubli, suturés par l’écriture de celui qui voit son travail comme de « longues plongées dans les rébus de l’histoire ».
Philippe Artières, Vie et mort de Paul Gény, Seuil, 2013, 219 p.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau [13 février 2013]