Le visage du disparu 

Maurice Audin avait vingt-cinq ans quand il a été emmené en 1957, sous les yeux de sa femme et de sa fille aînée, par les militaires français. Ce jeune mathématicien, père de trois enfants, membre du parti communiste algérien et partisan de l’indépendance, a été arrêté, torturé et assassiné durant sa détention. Depuis, et sous la pression des « comités Audin », son nom est devenu le symbole des exactions françaises en Algérie, tandis que l’État français refuse encore à ce jour d’ouvrir les archives touchant aux circonstances de sa disparition.

Derrière cette « vie brève » et tragique, ce destin fracassé, il y avait aussi un homme, un étudiant, un chercheur, un mari et un père. Les traces de sa vie sont ténues, mais elles existent. C’est donc sur leur piste que décide de se lancer sa fille, la mathématicienne Michèle Audin, pour offrir un autre portrait du disparu. Elle commence par mener une enquête minutieuse, qui la conduit à retracer toute la généalogie familiale (italo-savoyarde d’un côté, lyonnaise de l’autre) puis l’implantation algérienne des deux familles. Elle analyse ensuite les actes de naissance, les lettres familiales échangées, les témoignages oraux de ses oncles et tantes, et surtout les photographies, celles de l’enfant et du jeune homme, qui deviennent pour elle une fascinante surface d’hypothèses, de reconstitutions, de déductions. Avant de devenir un nom dans les registres de la grande Histoire, Maurice a été un enfant à l’oeil espiègle, un enfant de troupe, un étudiant qui portait des chemisettes et des tennis mais ne faisait pas de sport ; un garçon qui lisait L’Humanité en laissant bien visible devant l’objectif le titre du jour : « Paix en Algérie ».

Il y a quelque chose de Perec et de Modiano  — Michèle Audin le revendique – dans cette manière à la fois minutieuse et passionnée de faire parler les fragments de l’infra-ordinaire. Même si ces recherches butent régulièrement sur un constat d’ignorance (« quand il a marché, quand il a parlé, je n’en sais rien non plus », « J’ignore même s’il savait nager »), elles prennent un tour presque policier, notamment lorsque l’auteur analyse deux carnets de compte tenus par ses parents, et reconstitue à travers la liste de leurs achats leur vie quotidienne. Beaucoup de café, et peu de lait : c’est donc que son père aimait le café noir. Deux beignets frais achetés au marché : ce matin-là, Maurice et Josette auront fait les courses ensemble.

Le fait que Michèle Audin soit par ailleurs (mais est-ce vraiment par ailleurs) mathématicienne et biographe de plusieurs mathématiciens, donne une dimension supplémentaire à son récit. La biographie de Maurice Audin se double d’un tableau épistémologique, où sa fille met en parallèle l’évolution des mathématiques françaises (décapitées par la guerre de 1914, renaissantes sous l’impulsion de Bourbaki) et les travaux de son père. On imagine le rôle majeur qu’aurait pu jouer ce jeune mathématicien doué et travailleur, estimé de ses maîtres, pour lequel Laurent Schwartz tint à organiser, chose rarissime, une soutenance de thèse posthume.

Il est, par contre, un aspect que Michèle Audin refuse et refusera jusqu’au bout d’aborder : les conséquences de la disparition de son père sur elle, la souffrance et le manque, les souvenirs. Elle préfère raccrocher «[s]on deuil singulier à une histoire collective », celle des disparus d’autres guerres, d’autres tortures. Pour elle, l’affaire Audin reste « une affaire privée » ; si elle a des souvenirs familiaux, elle choisit de ne pas les partager, justement parce qu’elle « y tient ». D’où le choix de composition du récit comme un livre de chercheuse, d’historienne : une approche méthodique et documentée, un style concis qui ne laisse guère d’espace au pathos, bien que la sensibilité y vibre entre les lignes.

Le texte refuse tout autant de revenir sur le martyre, l’assassinat ou le silence officiel autour de la disparition de Maurice Audin. Si colère, souffrance ou sentiment d’injustice il y a, ils sont tenus à la lisière de ce récit, qui opère comme le bain de révélateur dans lequel on plonge les tirages photographiques. En émerge le portrait chaleureux d’un jeune homme brillant et plein de vie, doux, aimant, courageux aussi, auquel sa fille n’a malheureusement pas eu le temps de « connaître des défauts ».

Michèle Audin, Une vie brève, Gallimard, 2013, 182 p.

© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau [21 janvier 2013]