« La solitude d’être vivant »
Ce n’est pas sans effroi qu’on aborde la lecture du livre de Philippe Lançon, Le Lambeau. Tous nous avons en mémoire les attentats de Charlie, tous ou presque nous savons que le journaliste a été grièvement blessé d’une balle à la mâchoire, et si l’on ignorait encore le sens médical du mot « lambeau », il est précisé en quatrième de couverture : un segment de peau conservé, lors d’une amputation, pour « recouvrir les parties osseuses et obtenir une cicatrice souple ». Ce livre n’esquive rien de ce qui fut, et demeure encore, un événement abominable, suivi d’un véritable parcours du combattant médical : il échappe pourtant à toute horreur. Ou peut-être serait-il plus juste de dire que Philippe Lançon a su, avec une rigueur et une intelligence qui rendent chaque ligne nécessaire, mettre en mots, en phrases, ce qui aurait pu demeurer dans les ténèbres de la terreur.
Avant de chercher à le décrire, à le qualifier, il faudrait d’abord énoncer ce que ce livre n’est pas : ni un réquisitoire, ni une tentative forcenée pour conférer du sens à une tuerie qui n’en avait guère, ni un déversoir de la douleur, ni une héroïsation. Il n’est ni dominé par le l’émotion, ni infiltré par le ressentiment, en dépit de ce que l’écrivain a enduré. C’est le livre d’un homme qui, en quelques minutes, voit sa vie passée s’engloutir irrémédiablement et est forcé de se reconstruire, étape par étape, en devenant un autre. C’est ce chemin, cet exercice de patience, cette méditation, cette réintégration de son propre corps, de sa mémoire, de son esprit que Philippe Lançon décrit. Il le fait dans une langue d’une justesse exemplaire, dont la sobriété n’empêche pas la nuance, dont l’épreuve n’a n’éteint ni la beauté ni la profondeur.
La structure du récit est simple : l’auteur suit le fil chronologique qui va de la soirée qui a précédé l’attentat à ses mois d’hospitalisation, puis de convalescence. La veille, il est allé au théâtre avec une amie et a vu La Nuit des Rois, de Shakespeare. Il a également lu Soumission de Michel Houellebecq, qu’il doit rencontrer quelques jours plus tard pour un entretien. Après avoir renoncé une carrière de grand reporter, il est désormais journaliste à Libération et à Charlie, par ailleurs écrivain, divorcé, et sur le point de bâtir un avenir avec Gabriela, qui vit à New York. « Un journaliste ordinaire » comme il se qualifie sans la moindre humilité vicieuse. Ce matin-là, il décide de passer à la conférence de presse de Charlie avant de se rendre à Libé et gare son vélo au bas de l’immeuble. Il retrouve ses collègues, débat vivement avec eux du livre de Houellebecq, passe son caban, se ravise et prend quelques minutes pour montrer à une photo à Cabu. Les tueurs sont déjà dans la cage d’escalier. Ensuite, tout bascule.
Il faut un courage exceptionnel pour raconter ce qui a suivi. Philippe Lançon l’a eu. Il entend les cris. Comprend que quelque chose est anormal. La suite est rythmée par le claquement des balles et les cris fanatiques. Les pieds du tueur sous la table où il s’était réfugié, les interminables secondes durant lesquelles il se demande si celui-ci va l’achever. Il est finalement laissé pour mort. Ensuite, c’est la dissociation. Le journaliste a reçu trois balles dans le corps, mais n’a pas perdu conscience. Il se voit, moitié mort, allongé au sol, et en même temps observe la salle de rédaction. Il note les détails, les postures qui émergent dans son champ de vision. Les jambes de Fabrice Nicolini. Le visage de Tignous. La cervelle de Bernard Maris, qu’il contemple jusqu’à ce qu’elle devienne « une partie de lui-même ». Et le silence d’après la tuerie et d’avant les secours, qui « fabriquait le temps ».
Ces pages sont violentes, mais leur existence était fondamentale pour rendre à l’événément, aujourd’hui devenu symbole, sa sordide vérité : celle d’un assassinat commis de sang froid. Concernant ceux qui leur ont tiré dessus, l’auteur n’a rien à dire, rien à déclarer. Il a juste fait face ce matin-là à « deux têtes vides et cagoulées qui portaient la bigoterie et la mort ».
Philippe Lançon se réveille à la Salpêtrière. Il se croit, à cet instant, encore dans sa vie d’avant, celle où une femme l’aime et l’attend à New York. Quelques secondes qui précèdent le deuil de son ancien corps, de son ancienne vie. Il « ne sen[t] rien et [il] souffre déjà de tout ». Il est touché aux deux bras et une balle a emporté une partie de sa mâchoire. Une équipe médicale, emmenée par une chirurgienne exceptionnelle, va entreprendre, opération après opération, de réparer ce visage blessé dont la description évoque les gueules cassées de 14. Faire cicatriser, greffer un morceau de péroné, gonfler la peau, la rabattre sous la lèvre. Une relation se noue entre le médecin et son patient : on songe ici, fugitivement, à Guibert et Claudette Dumouchel, sauf qu’il ne s’agit pas d’amour, plutôt d’un engagement acharné dans la guérison qui va au-delà des strictes exigences de la profession. Philippe Lançon comprendra, après la greffe du péroné réussie, que toute l’équipe était suspendue à son succès. Est décrite ici une de ces relations médicales rares où le patient demeure une personne de plein exercice dont on va tenter de respecter l’intégrité morale et d’épouser les blessures, en en faisant le premier acteur des soins qui lui sont dispensés.
La douleur qui habite le corps aurait pu tout ravager. Philippe Lançon, lorsque les doses de morphine diminuent, la combat par l’esprit. Il écoute Bach durant les soins les plus pénibles et certaines opérations sous anesthésie locale. Il refuse la télé, la radio, mais relit Proust, Kafka et Thomas Mann. Il s’appuie sur les siens, son frère, ses parents, son amie Gabriela, les policiers qui le protègent. Privé de la parole une partie du temps, il recommence sa chronique hebdomadaire dans Charlie, sans en changer le titre : façon de prier ses morts et d’aller au-delà du bruit des balles qui ont voulu le faire taire. Aux Invalides, où il poursuit sa rééducation, la mue continue. L’auteur a peur, souvent, il traverse des cauchemars, des turbulences amoureuses, des moments de découragement, se voit parfois comme un « amas de chair couvert de tuyaux et de plaies qu’on appelait Monsieur Lançon ». Mais il est reconnaissant à l’amie qui lui fait des scènes, lui rappelant ainsi qu’il est aussi un amoureux, reconnaissant à un président de la République qui plaisante sur la beauté de sa chirurgienne, car un instant de frivolité, dans un tel contexte, a valeur de cadeau. Il demeure extraordinairement attentif aux autres, sensible au mal que l’attentat, ce « viol collectif » leur a fait, a eux aussi. Chaque expérience est accueillie, hébergée, transfigurée. Chaque seconde est le combustible d’une réparation.
Cependant la plume se refuse aux poncifs du combat et de la victoire. L’attentat est un irrémédiable, qui a « crevé le tourbillon de la vie » et l’homme qui en renaît le « produit d’une soustraction », celle d’une partie de sa mâchoire et d’une partie de son histoire. L’auteur est obligé de faire abstraction de ce qui le fondait, de rejeter les anciennes photographies, les anciennes culpabilités, l’ancien agencement de son appartement. « Je n’ai plus ni nostalgie ni regret : sur ce plan, l’événement m’a tout pris ». Ce qu’il a vécu rue Nicolas-Appert ne s’effacera jamais ; une part de lui fera toujours chemin en compagnie des morts et de la cervelle de Bernard Maris.
Il faut, avec Le Lambeau, dépasser notre crainte d’être mis dans ces pages face à l’insoutenable. L’écriture de Philippe Lançon, au contraire, a affronté l’abjection, la violence, la douleur, avec une retenue, une dignité et une exactitude si pénétrantes que c’est plutôt à un extraordinaire et bouleversant voyage qu’il nous convie. Voyage d’un être au travers sa conscience, à l’instant exact où vie et mort sont proches à se toucher, voyage d’une conscience au travers d’un corps, dont il accompagne les métamorphoses douloureuses et la « suite folle de naissances », voyage d’un homme au travers de sa vie, qu’il relit, remodèle, agençant la somme de ce qu’il donna et de ce qu’il reçut, en termes d’amour et de regrets, de plaisirs et de passions, d’espérances et d’échecs. C’est un grand livre, qui mieux que n’importe quelle théorie ou discours, rend palpable le conflit entre raison et folie qui ôta, ce jour-là, la vie de douze personnes et en blessa onze autres. En l’écrivant, son auteur démontre, comme d’autres avant lui, que la parole des agressés pèsera toujours plus lourd que la mémoire des agresseurs.
On peut enfin lire Le Lambeau comme un admirable précis de recomposition, parce qu’en dépit des blessures, physiques et morales, Philippe Lançon a trouvé la force de faire place à la vie, après la survie. Son récit est tissé de douleur et de deuil, mais il raconte une histoire de solidarité, de complicité et de fraternité, entre ceux qui souffrent et ceux qui réparent, ceux qui ont succombé et ceux qui ont survécu.
Au même titre que ceux de Robert Antelme ou Primo Levi, Le Lambeau est un livre de témoin. Un livre d’homme.
Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018, 510 p.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2018)