La feuille d’or (Scarlatti)

Les premières notes de la première sonate de Scarlatti sont un pincement : celui d’une corde, celui au cœur. Elles résonnent, sous les doigts de Scott Ross, dans une sorte de perfection tranquille et déliée, mélancolique à force d’équilibre. Il y a dans cette musique, qui a rencontré l’homme qui sut la lire avec une intelligence implacable, des bruissements de feuille d’or et des syncopes aussi légères que des ébauches de respiration. Des mélodies qui jaillissent comme des fontaines ou des ballets pyrotechniques, des parcours de vitesse ou de lenteur étrange, comme si derrière le masque de la joie et de la fête, quelque corruption secrète, triste à en mourir, se rappelait au souvenir de qui l’écoute. Froissement de soie, rire qui perle, eau luminescente, un soir d’été ; mais aussi frimas, bandeaux blanc et vaporeux déposés au seuil de quelque hiver, qui va dépouiller les frondaisons et laisser les arbres s’exposer dans la beauté nue de leur émaciation. La musique de Scarlatti est pour moi un horizon, un absolu, et un lieu de retraite inexpugnable, qui récapitule le monde ; j’y ai appris une grande partie de ce que j’étais capable d’éprouver. Elle me guérit du sentiment d’incohérence, de déliaison, et scintille au plus noir comme la preuve intime qu’êtres et choses peuvent trouver une affinité si profonde, si organique, qu’elle débarrassent l’acte de vivre de son intolérable gratuite. De cette consolation sans faille, école qui résiste au temps, à l’usure, jamais je n’ai su me guérir, pas plus que de la fascination qu’elle exerce sur moi ; j’y retourne comme un opiomane à sa drogue. Et parfois, après que je l’ai délaissée quelques jours, quelques semaines, l’entendre à nouveau me submerge d’une émotion immédiate, ensorcelante : j’y expérimente comme en nul autre lieu le maléfice affolant du souvenir proustien, qui abolit le temps et me ramène intacte à mes vingt ans.

 

© Hélène Gestern – 2011

La feuille d’or (Scarlatti) • Le Roi des Aulnes (Michel Tournier)• Le Ravissement de Lol V. Stein • Océanique (Marguerite Duras • The Great Singer (Nina Simone) • Promenade en forêt (Julien Gracq) • Yumeji’s Theme  (Wong Kar Wai) • Quelques raisons d’aimer Annie Ernaux • Voix Angélique (Angélique Ionatos) • Looking Through The Glass (Philip Glass)• Les vieilles chansons (Gilbert Bécaud) • Harem (Brigitte Fontaine) • Vox : Delphine SeyrigY’a un climat (Jean Guidoni)• Les sentiments (Noémie Lvovsky)L’homme-clarinette (Yom)Muriel Cerf • Lhasa • Chansons à surprises (Radiohead)La  Symphonie pastorale Musique de métro Regards de femmesLes BuddenbrookBizertekmlBuffet de la gareLes oiseaux bleusUn bol de soupe