Les oiseaux bleus
C’est une chanson pathétique, absolument bouleversante. Je l’avais enregistrée sur une cassette, au hasard d’une diffusion sur les ondes. Je l’ai écoutée souvent, très souvent, bien qu’à l’époque (j’étais jeune), j’eusse encore la chance de tout ignorer de la douleur qu’entraînent les grandes ruptures amoureuses. Mais cette ligne mélodique de guitare, nue, la voix brisée de cette femme qui dit un lent, très lent chagrin, égrenant le « goût de miel goût de sable des amants désunis » me semblait déjà la justesse même.
La cassette fut perdue dans un déménagement, mais la chanson s’était gravée dans la mémoire. Les paroles me hantaient, à intervalles réguliers. Pendant des années, j’ai cherché l’enregistrement partout, mais était il épuisé. Quand un site de musique en ligne a réédité la presque totalité de l’oeuvre de Marie-Paule Belle il y a quelques années, j’ai caressé le fol espoir de la retrouver, mais les albums renumérisés, à ma grande déception, n’incluaient pas Les Oiseaux bleus. J’ai déniché ensuite d’occasion le vinyle original sur internet, je l’ai acheté, mais je n’ai plus d’appareil pour le lire, et encore moins le convertir. En vain ai-je cherché quelqu’un pour me rendre ce service, puis échoué malgré des échanges de courriels à trouver une officine fiable pour le faire.
Régulièrement, pourtant, je continuais à fouiller internet. Parce la chanson ne s’était jamais délogée de ma tête, secrète obsession mémorielle. Que me disait-elle de si intime, par quelle émotion était-elle habitée pour que j’échoue ainsi à l’oublier, malgré l’éloignement sans cesse croissant, en années, en lustres, en décennies, de la dernière fois que je l’avais entendue ? J’ai fini par la localiser sur un « torrent », un site téléchargement illégal. Je me refuse d’ordinaire à ce genre de pratique, non par ladrerie, mais par un certain respect pour le travail des artistes – j’admire particulièrement celui des musiciens. Pourtant, ce soir-là, j’ai transgressé sans barguigner mes principes. En pure perte d’ailleurs : je n’ai jamais réussi à faire sortir un son du fichier frauduleusement téléchargé.
Un soir à Nantes, lors d’un dîner, à l’occasion de la très longue promotion de Eux sur la photo, j’ai fait la connaissance d’une grand amateur de chanson française, qui m’a dit qu’il possédait ce disque de Marie-Paule Belle. Lui aussi connaissait la chanson, lui aussi l’aimait. Il a promis de me la transférer sur un support digital. Je me rappelle mon insistance à le lui réclamer, moi qui prend soin d’ordinaire d’éviter d’exiger quoi que ce soit d’autrui. Il a promis. Mais la promesse s’est perdue dans le flot de la vie, et la chanson aussi. J’en ai été fort attristée : cette fois j’avais eu l’espérance réelle de toucher au but. Et toujours ces paroles dans la tête, indélébiles. Le désir de plus en plus tenace de réentendre la chanson croissait à mesure qu’augmentait la frustration de ne pouvoir le faire.
Quand, au moins un an et demi après l’épisode nantais, un soir de grande fatigue où je me suis écroulée après une trop longue journée de travail, naviguant au hasard sur la toile, j’ai regardé machinalement sur i-tunes : toujours rien. Mais dans Google, j’ai retapé, tout aussi machinalement, le titre. Et là, bouleversement : la chanson était en ligne sur You Tube. À ce moment-là, je totalisais au moins vingt ans de nostalgie inassouvie des Oiseaux bleus. Peut-être plus.
J’ai compris que le rendez-vous était unique. Ne pas le différer, mais ne pas le gâcher. J’ai éteint toutes les lumières. Et j’ai écouté la chanson, avec le soulagement de reconnaître dès la première note qu’il s’agissait bien de la version originale. Le mystère de la mémoire exaucée quand on comprend qu’à travers le temps tout est là, intact, les paroles, les fêlures de la voix, les accords de la guitare. C’est un très ancien rendez-vous avec moi-même qui s’accomplissait là, et il m’a poussée dans ces quatre minutes cinquante-six secondes de musique de toute les fibres de mon être. J’ai écouté chaque note, chaque mot, chaque inflexion, retrouvée intact le chagrin qui s’y déploie, ce déchirement sans âge de ceux qui aiment et se perdent. Ce n’est qu’au dernier couplet que les larmes l’ont emporté.
Ça fait du bien, certains soirs, de pleurer ses chagrins à travers les chansons des autres.
Et ce soir-là plus particulièrement, puisque j’ignorais moins de la dévastation qu’entraîne la douleur amoureuse.
Goût de miel, goût de sable, des amants désunis.
© Hélène Gestern / Editions Arléa – septembre 2014
© Hélène Gestern / Editions Arléa – 2017
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