Chapitre ex-33
Au bout de la plage du Pont, une étroite allée (en réalité un muret de fortification) contourne les récifs. Elle mène à un escalier rudimentaire, bois, sable et caillasse, qui débouche sur les quelques maisons perchées sur la pointe de la Varde. Ma mère, avec qui je venais me promener ici, me disait parfois à quel point elle aurait aimé vivre dans l’une d’elles.
Une fois passée la rue de la Tour du Bonheur, le bitume cède au sable et l’horizon s’écarte. Douze mois par an, une végétation de steppe tient tête chaque jour au sel et aux tempêtes, réduite à un tapis d’herbes jaunâtres à la fin de l’hiver. Au bord du chemin creux qui longe les anciens bunkers, les édifices allemands achèvent de pourrir, mangés par les graminées, les lierres et les arbustes.
Partout où elle le pouvait, la nature a repris ses droits.
L’organisation Todt a pourtant semé sur des kilomètres son chapelet de forteresses, défendues aujourd’hui par des grillages et des panneaux d’avertissement. Mais aucune bombe ne dort plus dans le sol, après qu’on l’a purgé des quatre cents kilos de munitions actives qu’il recelait.
Le plus grand danger qui guette ce lieu, désormais, ce sont les promoteurs.
Malgré les interdits, j’emprunte le passage ménagé dans un coin de grillage arraché. Sur les façades de béton armé, la rouille dessine ses quadrillages ; plus loin, une échelle métallique descend dans un puits rectangulaire au fond duquel le regard se perd. Ces laides forteresses, malgré les tags qui les barbouillent, font toucher du doigt la puissance écrasante de la guerre.
Dissimulé par les herbes, l’entrée d’un couloir étroit, avec son odeur de cave, d’iode et de tombeau. Les graffiti couvrent les murs, ici aussi, et leur bariolage anarchique retire à l’endroit un peu de sa violence.
Dans la pièce basse, la lumière du jour qui pénètre par la longue meurtrière jette son éclat cru. Elle ourle les aspérités des murs, les débris de ciment et les torons de fer qui jaillissent du béton, frappe le mélange de gravats et de détritus au sol. Ici, le plafond est si bas qu’un homme aurait peine à se tenir debout. Et pourtant, dans ce lieu laid et confiné, des soldats sont restés à l’affût pendant des heures, des jours. On peut imaginer l’odeur de la sueur, de la peur, des corps mal lavés, les blagues salaces et l’ennui ; les discussions sans fin autour de la victoire, l’espoir qui se fêle, puis, d’un jour à l’autre, l’angoisse, le spectre de l’inéluctable défaite quand ces remparts réputés inexpugnables sont devenus des pièges, et qu’on sait qu’il faudra choisir entre la reddition et la mort.
Sensation d’oppression, besoin d’air. Je sors, retrouve le chemin et le suis. À l’extrémité de la pointe, un promontoire de pierres grossièrement équarries sert d’observatoire. Vu de là-haut, Cézembre, se dessine sur une mer d’huile. L’île semble endormie, dans la pente silencieuse de ses deux collines. Une poche de lumière, à l’arrière des nuages, crève doucement et découpe son relief avec une acuité dentellière. Je me demande si les hommes qui ont combattu ici ont pu goûter, certains matins, à semblable beauté. Si ceux arrivés en 1944 ont eu le temps de voir autre chose que le métal, les chevaux de frise, les meurtrières et la fumée des bombardements.
Si certains d’entre eux, alarmés par la folie de leur Führer et le sentiment obscur qu’ils couraient à leur perte, n’ont pas, les jours de calme, déposé les armes dans leur tête, le temps de contempler comme je le fais à cette seconde la magnificence du ballet des nuages, n’ont pas rêvé, en jetant aux orties les fantasmes nationalistes qui les avaient menés là, d’une paix retrouvée en Europe, et cela quel qu’en soit le prix. Français ou Allemands, les perdants étaient toujours les mêmes, au fond, les petits, les humbles et les sans-grades, les pères et les mères qui pleuraient leurs fils et les veuves leurs maris, de l’autre les puissants qui jouaient le monde comme un une partie d’échec dans son salon et les marchands de canon qui comptaient leurs bénéfices.
Je reprends ma marche en direction de Rothéneuf, appareil en main. Mais malgré les capteurs, l’objectif, les pixels par millions, autant essayer d’attraper le vent dans un filet à papillons. Le panorama se mue en un irréductible sortilège, des milliards de particules de lumière et d’eau dansent, s’enlacent, s’attirent et se défont dans les reflets croisés des nuages et du soleil.
En cet instant, j’ai l’intuition que ma vie antérieure est terminée. Que plus jamais je n’accepterai de connaître la prison des murs clos d’un appartement, d’une salle de cours ou d’une bibliothèque.
Le temps qu’il me reste à vivre, je veux le passer ici