Portrait d’une trahison 

Sorj Chalandon, lorsqu’il évoque ses deux romans Mon traître (2007) et Retour à Killybegs (2011) insiste sur l’absolue exactitude, référentielle et historique, de tous les événements qui y sont narrés, et dont il a parfois été le témoin direct : pas une balle, dit-il, qui ne soit tombée à l’endroit qu’il indique, pas une maison décrite, une personne, un nom, qui ne soit vrais. Les seuls pas de côté ont consisté à faire du héros non un journaliste, comme l’auteur – ancien grand reporter à Libération -, mais un jeune luthier français, Antoine. Le « traître » éponyme, quant à lui, est rebaptisé Tyrone Meehan et vieilli de quelques années. Tout le reste du premier récit, mené à la première personne, a les allures d’une autobiographie, ce qu’il est en définitive.

Mon traître raconte le parcours d’un jeune artisan parisien qui se prend de passion pour l’Irlande et s’y rend à plusieurs reprises à partir de la fin des années 70 ; une Irlande encore pour lui synonyme d’« herbe verte et de rousses Maureen ». Un jour, un client breton lui fait remarquer que s’il ne connaît pas le Nord, « alors [il] ne conna[ît] pas l’Irlande ». Le jeune homme profite du voyage suivant pour faire une incursion à Belfast : c’est la découverte d’une autre Irlande, la rude, la grise, la déchirée. La violence est partout au coin des rues, l’histoire des uns se mélange avec l’Histoire tout court, les familles vivent au rythme des arrestations, libérations, au rythme des enterrements, aussi. Ce pays qui n’est pas le sien, Antoine s’y reconnaît et l’adopte, l’élit comme sa patrie intérieure. Il en embrasse, aussi, la cause, s’attachant, parfois profondément, à des militants de l’IRA dont il fait la connaissance.

L’une des personnalités les plus marquantes est celle de Tyrone Meehan (dans la réalité, Denis Donaldson), figure emblématique de la lutte armée, qui prend le petit Français sous son aile. Une amitié profonde, filiale, grandit entre les deux hommes. Mais en 2006, plus de deux décennies plus tard, le narrateur apprendra que celui qui était pour lui un ami, un modèle et presque un père, a trahi pendant tout ce temps la cause de l’IRA auprès des Britanniques. Tout est à relire à l’aune de la trahison, et c’est ce parcours rétrospectif qu’entreprend Mon traître.

Malgré l’engagement dont il témoigne de la première à la dernière ligne, le livre de Sorj Chalandon n’est pas un livre militant. Ou plus exactement, il ne théorise pas les raisons qui ont poussé l’auteur à se solidariser avec la cause irlandaise : il préfère donner à voir, avec une exactitude qui n’oublie rien, le spectacle de la lutte. Le choix du narrateur, nourri de « colère naïve » d’abord, devant une forme d’oppression et de ségrégation, se radicalise à force de choses vues et éprouvées : les larmes de la rue après la mort de Bobby Sands, le « martyre républicain » des prisonniers, les chambres vides des fils morts, la détermination collective à résister. Toutes expériences qui amènent le protagoniste à franchir la ligne, à accepter d’être aux côtés de ceux qui, peut-être, feront couler le sang. « Mais voilà. C’était comme ça. J’étais entré dans la terrible beauté et c’était sans retour. »

La lutte républicaine irlandaise est aussi, est peut-être d’abord, pour celui qui écrit, une histoire d’êtres, de visages ; elle se confond avec celle d’une amitié soudain changée en déchirure. C’est sur ce basculement que va entreprendre de revenir Retour à Killybegs. Ce second récit, qui lui ressortit davantage du romanesque, donne la parole au traître, à la première personne : il veut épouser son point de vue, expliquer, comprendre, ce qui est peut-être une autre façon d’explorer sa propre douleur.

Dans ces deux livres, la langue de Sorj Chalandon est implacable, et c’est peut-être elle qui porte, le plus intensément, la charge (auto)biographique de l’expérience qu’elle relate. Des phrases brèves, précises, factuelles peu à peu gagnées par une poésie amère, celle de la blessure. Une syntaxe qui, entre dépouillement et rhapsodie, cherche toujours la part la plus exacte du souvenir, quand il s’agit dire le claquement d’un fusil, le poids d’un cercueil sur une épaule. Mais qui sait avec la même efficace réinventer la densité des climats, la lumière qui tombait sur ces jours-là, les gestes intenses de la fraternité. Une langue habitée par une double et térébrante mémoire : celle d’un combat gagné et d’un amour perdu.

Sorj Chalandon, Mon traître, Grasset, 2007, 279 p.
— Retour à Killybegs, Grasset, 2011, 334 p

© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (juin 2012)


Extrait

Comment lui dire que peu importait. Que c’était lui, l’Irlande. Jim et lui, la seule Irlande que j’aie jamais connue. Comment lui dire que déjà, je n’y avais plus ma place. J’ai regardé la pièce sombre, avec le jour qui peinait. J’ai regardé la table, nos thés, nos mains. J’ai frissonné. Je pensais qu’elle était là, mon Irlande. Dans cette promesse d’obscurité, ces murs tout fatigués d’humide, dans ce sol de terre brute, ces pauvres meubles, ces bougies, ce seau d’eau pour le puits. Mon Irlande avait suivi mon traître. Il l’avait capturée, emmenée avec lui en exil.

— Et notre amitié ?

Ma question était venue de gorge. Elle était prête depuis le premier jour. Un traître est-il traître tout le temps ? La nuit ? Le jour ? Et quand il mange ? Quand il rit ? Quand il cligne de l’œil en faisant son vieux geste d’ami ? Quand il vous apprend à pisser ? Il est traître, quand il cligne de l’œil ? On est traître aussi quand on respire ? Lorsqu’on regarde un soleil couchant ? Lorsqu’on passe la porte d’une église ? Lorsqu’on salue quelqu’un dans la rue ? Lorsqu’on dit qu’il va pleuvoir en regardant le ciel ? On est traître quand on remonte le col de sa veste pour avoir moins froid ?

(p. 225-226).