« Tranchées-Palace »
À l’occasion du centenaire de la Grande Guerre, les éditions Tallandier ont eu l’excellente idée de rééditer le recueil Paroles de poilus, paru pour la première fois en 1998, qui rassemblait des extraits de lettres et de carnets de soldats. Il reparaît cette fois sous la forme d’un bel album de 223 pages assorti d’une riche iconographie. Chaque double page donne à voir une ou deux pages manuscrites, et elle est assortie d’une série d’illustrations, puisées à la fois dans les archives personnelles des familles, et dans l’imposant stock des images de guerre : photographies du front, parfois d’un poignant réalisme, cartes postales, dessins, fac-similés de presse (qui donnent un aperçu de la propagande de l’époque), images d’objets militaires. L’ensemble des lettres mentionnées, ainsi que des extraits supplémentaires, est retranscrit in extenso en fin de volume.
La première émotion vient du spectacle de ces écritures : certaines appliquées, régulières, élégantes, d’autres tremblées, parce que rédigées les doigts gourds, dans le froid et l’humidité. Feuilles froissées arrachées d’un carnet, écriture au mauvais crayon, cartes postales salies, autant de traces fragiles et précaires qui se sont échappées du feu et ont réussi à traverser le temps pour parvenir jusqu’à nous. Qu’ils soient été lettrés, rédacteurs de journaux et de poèmes, ou simples « biffins » à l’orthographe incertaine, pour tous ces soldats, la correspondance est essentielle, le lien vital qui les relie à l’arrière : l’on s’y s’enquiert, de façon obsessionnelle, de sa famille, de ses parents, de l’état des terres et des moissons, l’on y assure de son amour, de son affection, de son désir éperdu de revenir, de son son faible espoir d’y arriver. Mais les lettres, et surtout les carnets, qui, eux, échappent à la censure, sont l’occasion de révéler l’horreur de ce quotidien, qui se fait de plus en plus insoutenable à chaque jour qui passe. « Comment décrire, quels mots prendre ? » dit René Jacob ; « cette misérable existence n’a plus rien d’humain » constate Étienne Tanty. Le soldat se fait alors témoin pour la postérité : « Je ne devrais peut-être pas décrire ces atrocités, mais il faut qu’on sache, on ignore la vérité trop brutale » écrit René Pigeard à son père, le 27 août 1916. Peu à peu émerge un regard de plus en plus critique, contre cette guerre mécanisée qui rend obsolètes les vieilles tactiques de combat pourtant appliquées et contre l’état-major qui à l’arrière dispose de ses régiments comme de pions. « C’est facile avec la peau des autres, de dire nous les aurons », note Jean Dron le 12 septembre 1915. Particulièrement émouvantes sont les lettres de trois des fusillés pour l’exemple de Vingré, qui, surpris par un assaut nocturne de l’armée allemande, s’étaient repliés dans une tranchée située quelques mètres en arrière : le désespoir de Jean Blanchard écrivant à sa femme : « Je n’ai pas mérité cette punition si dure » (3 décembre 1914), la révolte de Léonard Leymarie, qui sait tout juste écrire mais tient à prendre la plume pour jurer « devandieu » qu’il est innocent.
Les concepteurs de l’album ont inclus dans ce recueil des lettres de soldats allemands : manière de montrer que la souffrance est universelle, et que la violence inouïe de 14-18 s’est exercée contre tous avec une pareille cruauté. Les soldats eux aussi en sont conscients : si certains affichent leur patriotisme, d’autres leur désir de se battre afin d’honorer le pays qui les a accueillis (c’est le cas d’Henry Lange, issu d’une famille juive), d’autres, comme Jacques Ambrosini, déplorent que cette guerre fasse d’eux des « bêtes féroces, ne pensant qu’à tuer et massacrer » (19 mai 1915). Rares, quelques témoignages de fraternisation, à la Noël 1914, où tout simplement un jour d’épuisement réciproque des deux tranchées belligérantes. « Les Prussiens sont comme nous » explique Martin Vaillagou à son petit garçon, qui lui a demandé un casque ennemi en guise de trophée ; il lui recommande de garder cette lettre pour « quand il sera grand ». Car beaucoup de ces missives sont aussi des messages d’adieu, rédigés la veille d’un départ pour le front, ou écrites dans une tranchée de la Somme ou de Verdun : ultimes mots d’amour et de sollicitude pour l’épouse, que l’on délie dès à présent de sa parole s’il devait arriver malheur, recommandations éducatives que l’on devine posthumes au bébé qui vient de naître ou à l’enfant qui grandit. « Devenu un homme, sois du nombre de ceux qu’on appelle les honnêtes gens » écrit Joseph Thomas à son fils de quinze mois le 5 août 1915. Quelques touches d’humour inédites égayent de loin en loin ce noir quotidien : les carnets plein de verve du violoncelliste Maurice Maréchal (« Boum ! Oh celui-là arrive bien près ! Reboum ! »), Gervais Morillon qui écrit à ses parents depuis « Tranchées-Palace » ou encore le petit-chef d’œuvre d’ironie qu’adresse en 1916 le sergent Louis Bloch à la compagnie d’électricité, laquelle lui réclame le prix de la location d’un compteur inutilisé depuis deux ans – et pour cause : « Je frémis d’épouvante en pensant que je pouvais être tué et que la location de mon compteur aurait continué jusqu’à la consommation des siècles (la seule qui soit gratuite). »
« Toute la vertu du monde ne prévaut point contre le feu ». Cette citation de Charles de Gaulle, lui-même soldat de la Grande Guerre, éclaire ce livre passionnant, touchant, humain, qui donne la parole aux soldats, nous les donne littéralement à voir, grâce à leurs lettres et aux photographies, dans leur vie quotidienne au front : des hommes aux prises avec une violence inouïe, et dont les mots témoignent qu’ils ont cherché à préserver ce qu’ils pouvaient d’humanité au cœur même de l’enfer.
Jean-Pierre Guéno, Jérôme Pecnard, Paroles de poilus. Lettres de la Grande Guerre, édition intégrale, Tallandier, 2013.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (octobre 2014)