Acquiescer à la vie
Janine Altounian, essayiste, germaniste, traductrice de Freud, nous offre avec L’Effacement des lieux. Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud un ouvrage précieux à plus d’un titre. Celui-ci reprend, résume et reformule les réflexions nées d’une vie entière consacrée à penser la traduction du traumatisme. Ce qui a porté le désir de rassembler les textes qui forment, selon les mots de son auteur, un « livre testament » est un constat, non dépourvu de pessimisme, sur les répétitions des traumas à l’échelle temporelle. Née de parents rescapés du génocide arménien, l’auteure voit, des décennies plus tard, se répéter ce drame historique avec l’arrivée de ceux qu’on appelle aujourd’hui les « migrants ». Elle s’interroge : avoir survécu au traumatisme et en avoir élaboré les effets peut-il nous rendre capables d’entendre la douleur de ces nouvelles victimes et de combattre les discours qui créent autour d’eux l’opprobre et le rejet ? Cela peut-il contribuer à nouer un « dialogue » transhistorique, selon les mots de l’essayiste, afin de mieux résister à la violence d’un tel présent ? Ces drames ont en effet en commun d’avoir voulu effacerleurs victimes, leur langue, leur culture. Comment survit-on à ce manque, cette négation, ce deuil empêché, à la fois par la douleur intime des sujets et par un discours d’État cherchant à occulter la réalité des exactions commises ?
Cent ans après le génocide arménien, consciente d’appartenir à la génération des derniers héritiers directs de ses traces – Janine Altounian a participé à la traduction du récit de la persécution subie par son père – l’auteure veut témoigner de sa propre expérience, dans un sens à la fois individuel et collectif, avec le « désir de prêter une voix aux pertes et de les rendre fécondantes ». Qu’on ne s’y trompe pas : l’autobiographie, ici, est aussi personnelle que politique et psychanalytique. « Une écriture testimoniale d’un certain type où le récit autobiographique instruit à chaque fois une ”vignette clinique” sur laquelle s’étaye la secondarisation d’une réflexion analytique ». Mais on n’a à redouter aucune obscurité sémantique, aucune recherche de complexité conceptuelle : l’expérience de vie est immédiatement déchiffrée dans un passionnant dialogue entre l’affect et la raison, entre la brutalité des émotions, dans leur inextinguible brûlure, et la patiente démarche de leur élucidation par la psychanalyse.
Loin des discours convenus sur la « résilience » (qu’elle ne promet pas), Janine Altounian commence par réfléchir à partir de ses propres souvenirs de retour à Bursa, ville natale de ses parents, où elle constate la violence de cet « effacement des lieux ». Elle questionne ensuite la problématique de l’inscription au monde, quand les enfants nés des déracinés doivent se construire sur du silence ou sur des ruines. Fondamentale, mais aussi paradoxale, douloureuse et complexe est la notion du « deuil de ce qui n’existe plus dans le monde », que la destruction du lieu d’origine ait été physique ou symbolique. Le livre déplie ainsi la souffrance des mères qui donnent la vie en terre d’exil, mais chez qui la transmission est empêchée et qui ne disposent pas en elles de l’espace nécessaire pour accueillirleurs enfants ; puis celle de ces enfants, justement, qui ensuite doivent composer avec une « part mutilée d’eux-mêmes ».
Écrire et traduire sont deux des réponses que Janine Altounian a offert à ce manque. L’écriture, dit-elle, loin d’appauvrir la cure, « introduit un remaniement salutaire dans l’organisation psychique de son héritage traumatique ». L’écriture crée en effet un objet, confère une réalité, un corps ; elle donne une forme pensable aux disparus, ceux qui ne furent enterrés nulle part, à l’insoutenable douleur des siens, celle qu’on ne pourrait se figurer sans exploser sous sa sauvagerie. Elle dégage de la nappe des silences, de la « gangue de sensations » étouffantes où les descendants sont « enterrés vivants ». Le propre chemin de l’auteur l’a conduite à l’écriture par des procédures successives qui participent de l’adoption : de l’école de la République, celle si bien évoquée par Mona Ozouf, qui l’a accueillie, aux Temps moderneset à Simone de Beauvoir qui ont publié ses premiers textes sur la mémoire arménienne et la parole empêchée des victimes. Essentielle s’est également révélée la rencontre avec des passeurs comme Krikor Beledian, écrivain et traducteur de l’arménien. C’est lui qui a traduit le journal de déportation de Vahram Altounian, un document longtemps muet pour sa fille qui n’en comprenait pas la langue, un document d’une violence telle que pour exister à ses yeux, il a eu besoin de la mise à distance offert par un « encadrement d’hommes et de femmes répondant de lui ». On voit par cette opération patiente comment la fille d’un déporté peut devenir son héritière, au plein sens du terme, et comment ce travail de traduction désamorce la charge mortifère du souvenir, permettant de le travailleret même de l’aimer ; l’amour, point cardinal de ce renversement, de cette réconciliation profonde entre les vivants et les morts.
La traduction a été au centre de l’existence de Janine Altounian : germaniste de formation, elle a rejoint, par le hasard d’une rencontre lors d’un séminaire, le groupe de Jean Laplanche chargé de la traduction des Œuvres complètes de Freud, dont elle fut « l’harmonisatrice ». Sous la plume de l’auteure, les figures pour elles paternelles que furent Jean Laplanche, André Bourguignon et Pierre Cottet reprennent vie ; ce qui est décrit est autant un travail collectif et patient de recherche du sens, de partage profond, qu’une adoption par une famille tierce. L’une des thèses centrales du livre est qu’il existe des liens étroits entre traduction linguistique et traduction psychique ; c’est en particulier en lisant des écrivains arméniens traduits que l’auteure a pu accepter l’existence de certains souvenirs traumatiques des parents, dont elle avait connaissance, mais qu’elle ne pouvait intégrer à sa propre mémoire sans cette indispensable médiation.
Enfin la dernière partie de l’ouvrage examine à quel prix la dynamique d’appropriation du souvenir collectif peut (ou doit ?) prendre place dans un cadre politique et historique. La parole de ceux qui ont vécu le traumatisme étant rendue inaccessible aux témoins directs, en deuil de leur langue et d’eux-mêmes, elle ne peut passer que par les héritiers : plusieurs pages, magnifiques, évoquent ainsi les grands-mères de l’auteure et leur rôle ambivalent, à la fois parce qu’elles garantissent la continuation de la vie mais aussi qu’elles portent elles le souvenir de la mort atroce donnée aux leurs. D’autres sont consacrées aux femmes arméniennes épousées et turquisées de force, à la résurrection de leur parole par la voix de leurs descendants turques, qui font ainsi vaciller la négation d’État du génocide. Janine Altounian s’est aussi penchée sur le travail d’auteurs qui, à un titre un autre, ont eu à remettre en mots des substrats mémoriels historiques ou sociaux douloureux : notamment Stéphane Audoin-Rouzeau, avec la mémoire de la Grande Guerre ou Annie Ernaux, amenée à témoigner de la « privation culturelle » d’une famille dont elle a dû quitter le système de valeurs et le mode de pensée pour accéder au savoir. C’est là que le collectif rejoint l’individuel : l’école, entendue au sens républicain, joue un rôle fondamental, car elle offre à l’héritier non seulement un espace sûr, dans un lieu sûr, mais aussi les outils linguistiques pour « métaboliser » l’expérience enfouie, celle qui autrement rongerait inexorablement les générations par son silence délétère.
La conclusion du livre confesse un certain pessimisme, celui-là même qui ouvrait le propos : non seulement les migrants d’aujourd’hui ont subi pareilles misères et sont eux aussi douloureusement marqués par de multiples privations identitaires, mais il se pourrait bien que les états dits républicains ne soient plus en capacité de leur offrir un espace où leurs enfants, en ayant acquis la langue à l’école républicaine, pourront y déposer leur mémoire ; ne pourront plus « déchiffrer », selon la magnifique formule de l’auteur, « le destin familial dans l’alphabet d’une société de culture autre que la sienne ». L’inquiétude est là, avouée, lucide. Mais on reste sous le coup des maîtres mots qui traversent le livre sans jamais s’y afficher comme un slogan, posés là comme des acquis biographiques dotés de la force de l’intime conviction, celle qui naît de l’expérience : « vitalité psychique », « curiosité », « amour de l’héritage », « résistance » « réparation »…
Ce beau livre, porté par une écriture féconde et lumineuse, jamais jargonnante malgré sa nécessaire précision analytique, n’est donc pas seulement le récit singulier d’un témoin ou d’une traductrice, deux caractéristiques qui pourtant suffiraient déjà à en légitimer la pertinence. Par la précision de ses analyses, l’équilibre qu’il instaure entre les affects et leur théorisation, par l’intelligence profonde, lucide, empathique qui imprègne chaque ligne, il éclairera, chez beaucoup de lecteurs, des parts d’ombre et de souffrance parfois encore informulées, leur donnant à leur tour le moyen de penser l’impensable, nommer l’innommable, d’assumer cet héritage sans pour autant en devenir le prisonnier. Leur ouvrira, peut-être, des chemins pour accepter, selon la superbe formule de son auteure, de « transmettre [l]a mémoire tout en continuant d’acquiescer à la vie ».
Janine Altounian, L’EffacÍement des lieux. Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud, PUF, 2019, 274 pages ill.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2019)