Croisée des chemins
Anny Duperey, dont beaucoup des lecteurs de la Faute à Rousseau ont apprécié l’œuvre autobiographique, en livre un quatrième volet avec Le Rêve de ma mère. Ce livre entreprend de retracer les rencontres, les hasards, les occasions qui ont jalonné la route de la petite fille, puis de l’adolescente et de la femme qu’elle a été. S’esquisse, en filigrane, un parcours qui ne doit rien au hasard, mais rien non plus à quelque ambition acharnée : une route, des étapes, une croisée des chemins, et ceux qu’Anny Duperey appelle ses « messagers », des personnes bienveillantes qui l’ont guidée à l’heure des choix fondamentaux.
On se rappelle que l’auteure a tragiquement perdu ses parents dans un accident dû au monoxyde de carbone à l’âge de huit ans et demi. Elle a ensuite été élevée par sa tante paternelle : le livre, illustré de nombreuses photographies, est aussi un magnifique portrait de cette femme, intelligente, aimante, tolérante, qui pourtant se sentait si coupable d’élever Anny, la petite fille qu’elle-même aurait adoré avoir… Contrariée dans ses propres aspirations professionnelles (elle voulait être professeur, elle a dû devenir comptable), la tante a bravé le conseil de famille pour à offrir à sa nièce, en situation d’échec scolaire radical, une orientation conforme à ses goûts. Comme la jeune fille excelle en dessin, elle est présentée au concours d’entrée aux Beaux-Arts de Rouen : elle le réussit haut la main. Elle est également inscrite en cours du soir au conservatoire car un conseiller d’orientation a repéré son goût des textes et des mots.
Aux Beaux-Arts, elle est absolument heureuse, travaillant sous la houlette de son professeur Robert Savary : « deux ans à faire des choses qui vous plaisent, du lever jusqu’au coucher ». Elle passe ensuite le concours d’entrée au Conservatoire de Rouen, où elle est reçue. Elle se destine à la peinture et ne souhaite pas spécialement devenir comédienne : c’est la proximité avec les textes qui l’attire dans ce métier, ainsi que la camaraderie avec les autres étudiants. Puis, c’est le succès au concours d’entrée au Conservatoire de Paris, où elle est de nouveau reçue. Cela signifie pour elle un « arrachement douloureux à la peinture » mais aussi un éloignement salutaire des terres natales : Anny Duperey aime la vie de bohême parisienne, les amis avec lesquels elle vit entassée dans un petit appartement, ce qu’elle apprend, sous la houlette de René Simon et de Jean-Louis Barrault, sa liberté. La scène la comble ; la comédie, avec le « supplément d’existence » qu’elle lui offre, masque le vide intérieur ; car derrière l’exubérance, les cours, les premiers rôles qui s’enchaîne, il y a le « refus de la faiblesse et du questionnement sur [s]oi-même ».
L’écriture lui apporte une forme d’équilibre. Anny Duperey est en train d’écrire L’Admiroirquand elle rencontre, par hasard, François-Régis Bastide. C’est lui qui l’encourage à terminer le texte, la reçoit, et la publie aux éditions du Seuil. Le fil des livres est enclenché, et il a pour la funambule secrète, qui marche en équilibre au-dessus de sa vie remplie et heureuse, un rôle thérapeutique. Chez elle, c’est le roman qui révèle, plus que l’autobiographie : « On invente une histoire, une situation […] et l’on ne se rend pas compte, concentré sur sa tâche pragmatique d’écriture, quelle part secrète de soi est à l’œuvre ».
Le Rêve de ma mère revient aussi longuement sur un aspect méconnu de la vie de la comédienne : son goût pour le cabaret et pour le cirque. Devenue célèbre, Anny Duperey participe chaque année au Gala de l’Union du Cirque d’Hiver, une manifestation caritative au profit des artistes retraités : des comédiens y effectuaient des numéros de cirque, pour certains de haute volée, dans tous les sens du terme. Malgré sa grande taille, qui rend l’exercice du trapèze dangereux pour elle (et complexe pour son partenaire), elle s’est produite durant plusieurs années à ce gala, au prix de mois de travail acharné et de risques extravagants : mais c’est à travers eux que s’exprime « l’honneur d’[un] artiste ». Nous ne dévoilerons pas quels chemins subtils ramènent Anny Duperey au cirque Rancy d’Elbeuf et comment y elle comprend qu’elle incarné le rêve de sa mère…
Écrit comme toujours d’une plume sûre et délicate, ce livre, sans jamais verser dans le mysticisme, fait la part des voix intérieures, des zones d’ombres, des intuitions parfois irrationnelles (du moins en apparence), des savoirs obscurs qui décident d’une existence. Il parle, avec des mots justes, de l’amour profond d’une femme le métier de comédienne, qui était peut-être chez une forme d’héritage. Le Rêve de ma mère, c’est enfin la relecture d’une vie, et la (re)découverte heureuse du tissu d’amitiés, de bienveillance(s), d’amour, que morts et vivants entrelacent autour des destinées de ceux qu’ils accompagnent.
Anny Duperey, Le Rêve de ma mère, Seuil, 2017, 208 p. ill.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2018)