Archives de la vie littéraire sous l’Occupation
L’occupation est une période plus que trouble : d’une complexité historique certaine, elle demeure soixante-quinze ans après la fin conflit le lieu d’enjeux symboliques toujours vivaces. Entre héroïques résistants et lâches « collabos », l’iconographie est longtemps restée figée, et la suspicion (ou le jugement) rétroactifs sont monnaie courante. D’où l’importance d’offrir sur ces questions un regard analytique et surtout plus nuancé.
C’est ce que s’est employée à faire la remarquable exposition Archives de la vie littéraire sous l’occupation, empruntant son sous-titre, À travers le désastre, à Jacques Maritain. Présentée pour la première fois aux États-Unis en 2009 sous le titre Collaboration and Resistance, French Literary Life Under Nazi Occupation, elle a été (trop brièvement) reprise à l’Hôtel de Ville de Paris de mai à juin 2011. Les privilégiés ont pu bénéficier, chaque samedi matin, d’une visite guidée animée par l’une des commissaires, Claire Paulhan, spécialiste de l’histoire de l’édition et notamment de la NRF. Les deux autres responsables du projet étaient Robert Paxton, célèbre historien américain spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, et Olivier Corpet, directeur de l’Institut pour la Mémoire de l’Édition Contemporaine (IMEC). Les fonds de cette institution ont en effet largement été mis à contribution : 120 ont été explorés méthodiquement, 1400 pièces extraites, 500 montrées, auxquelles il faut ajouter d’autres archives, allemandes, canadiennes, américaines, provenant d’institutions publiques et de fonds de dignitaires nazis, sans compter les archives privées. Un travail de fourmi donc, qui offre une vue panoramique et contrastée sur les années noires, ainsi que sur l’avant et l’après-guerre.
L’exposition a donné lieu à la publication d’un volumineux catalogue de 446 pages : le lecteur y trouvera de multiples documents iconographiques, dont on saluera la qualité de reproduction et l’élégance de la présentation. Chaque pièce est identifiée, datée, et la légende offre une transcription d’une dizaine de lignes, qui extrait quelques phrases parmi les plus intéressantes du document et supplée aux difficultés de déchiffrement des écritures manuscrites et de certains fac-similés de journaux. On est souvent frustré dans sa lecture par la brièveté des pièces (un recto, une page, le début d’une lettre), mais elle est l’inévitable corollaire d’une logique d’échantillonnage qui a voulu privilégier la variété.
Un choix éclairé, donc, pédagogique sans pédagogisme, qui laisse parler l’archive en lui restituant son contexte : c’est d’abord sur elle que sont appuyés les commissaires pour dresser le tableau d’une époque pleine de pièges. Le parcours est organisé autour de neuf chapitres chronologiques et thématiques : l’avant-guerre, la vie sous l’occupation, les métiers du livre, la collaboration intellectuelle, les prisonniers, les persécutés et les déportés, la résistance, les solidarités internationales et la libération. Chaque section est précédée d’un bref (et pertinent) texte introductif, qui en donne une vue d’ensemble. Cette répartition permet de respecter l’équilibre qui préside au projet, entre le fait historique général qu’est la guerre et l’occupation, et ses incidences particulières sur un milieu littéraire qui y réagit de toutes sortes de manières. En effet, la vie ne s’est pas arrêtée sous la férule allemande : mais elle a connu bien des manières de continuer, des plus discutables aux plus héroïques.
Pour les éditeurs, la situation est complexe… sauf s’ils sont juifs, auquel cas la situation est vite tranchée : démis, interdits d’exercice, ils voient leurs biens placés sous contrôle allemand. Sans trop d’états d’âmes, un « délégué à l’administration provisoire » de Nathan dresse ainsi posément le 25 mai 1941 la liste des collaborateurs « israélites », avec fonction, quotités et appointements, et en demande le licenciement. « Non, attendez un peu », lit-on à l’encre rouge en marge de la main d’un directeur, qui a semble-t-il cherché une parade juridique pour l’éviter.
Dans les journaux pleuvent les annonces de rappel pour tel et tel ouvrage. Irène Némirovsky se voit refuser la publication (et le paiement de l’à-valoir) du manuscrit qu’elle devait pourtant livrer par contrat. Lorsqu’elle proteste, elle obtient cette réponse sèche de Jean Vignaud : « vous oubliez trop facilement, il me semble, la situation dans laquelle nous nous trouvons ». La situation, euphémisme commode qui montre en l’occurrence à quel point certains ont vite intégré les diktats collaborationnistes. Mieux vaut, c’est sûr, s’appeler Louis-Ferdinand Céline, disposer de bons appuis (par exemple Karl Epting, directeur de l’Institut allemand) et savoir lui rappeler ses « paroles caressantes » pour obtenir le papier nécessaire à la réimpression de L’École des Cadavres…Troublantes sont ces photos d’intellectuels fascinés, échangeant en compagnie de leurs épouses lors de soirées mondaines avec des dignitaires allemands, participant à leurs voyages de propagande, et faisant se marier la plume et l’uniforme en d’étranges liaisons.
D’autres ont moins hésité. Parce qu’eux-mêmes persécutés, politiquement engagés, ou tout simplement plus lucides. Le 31 juillet 1940, dans une lettre à Brunschvicg, Bergson écrit : « la réalité s’est chargée de dépasser ce que la fantaisie la plus sombre aurait pu imaginer ». Il ignorait encore à quel point il avait raison. L’administration vichyssoise a engendré une masse étonnante d’archives administratives qui fait percevoir la force du carcan posé sur la vie quotidienne des Juifs. Tout se négocie, une visite à ses enfants en dehors de la zone, la consultation d’un médecin, un subside ; au-delà, un départ, un travail, un poste à l’étranger. Hommes et femmes doivent s’arc-bouter, plaider, interpréter la loi, abjurer, demander, s’humilier parfois, dans une tentative désespérée pour survivre. On mesure une autre souffrance, dans la suite logique des cette persécution : celle de la déportation, par les traces de séjours en camp, carnets d’oflag, de stalag, les lettres griffonnées depuis le train et abandonnées aux bons soins d’anonymes, comme celles d’Althusser.
Du côté de la lutte, de nombreuses pièces donnent un éclairage inédit sur le propagande, l’organisation des réseaux de résistance, l’action hardie des imprimeurs et des éditeurs : de Minuit qui imprime la nuit des textes protestataires aux Lettres françaises, qui paraîtront avec difficulté de 42 à 44. Aragon, Vercors, Éluard, Maritain, Jouve seront les moteurs de cette autre littérature qui rejette en bloc pétainisme, nazisme, antisémitisme et antibolchévisme…. L’abondante correspondance des écrivains, dont le catalogue offre de nombreux fac-similés, témoigne de la vitalité de cette organisation qui défie les lois et les frontières. Fontaine n’hésite pas à braver Vichy en reproduisant en couverture la lettre de menaces reçue du Secrétaire d’État à l’Information, Paul Marion. Le catalogue n’oublie pas non plus les « petits » imprimeurs qui fabriquent au péril de leur vie tracts, plaquettes de poèmes, journaux, ni les sympathisant européens, comme François Lachenal, qui impriment et diffusent la littérature interdite. Les amis organisent même des collectes… de café, envoyés depuis le Brésil et répartis ensuite entre les écrivains…
Toutes ces pièces, ces détails, offrent un tableau inédit d’une vivante profondeur : le catalogue donne bien sûr une idée de la vie intellectuelle d’alors et des prises de position des écrivains ; mais-au-delà, il reconstitue l’« infra-ordinaire » des années noires, à travers les tickets de rationnement et les papiers (vrais ou faux), des tracts, des publicités, des coupures de journaux, les cartes interzones. Ainsi, le visiteur, à qui l’on restitue la proximité matérielle de l’occupation et ses humiliantes contraintes, est invité à mesurer l’ensemble des paramètres (idéologiques, politiques, matériels) qui ont déterminé les choix des uns et des autres. Le plus grand mérite de ce travail de collecte éclairée est sans aucun doute d’offrir un regard neuf, débarrassé de manichéisme, sur cinq années difficiles auxquelles on peine encore à donner un contour ; rendre vivante, sans la juger, la réalité de « chemins malaisés » à travers lesquels chacun a « cherché [sa] voie à tâtons », selon la très juste formule de Robert Paxton.
Robert O. Paxton, Olivier Corpet, Claire Paulhan, Archives de la vie littéraire sous l’occupation. À travers le désastre, Tallandier / IMEC éditeur, 2011, 446 p. ill.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2011)