Armen mélancolique
La vie d’Armen Lubin, né Chahnour Kérestédjian, fut jalonnée par la perte. Autour de l’adolescence de cet Arménien, né à Constantinople en 1903, s’enroule d’abord l’ombre du génocide. À seize ans, avec son oncle Téotig qui, par un concours de circonstances extraordinaire, a survécu à son arrestation et à sa déportation, le jeune garçon collecte les récits du martyre des prêtres arméniens : à vingt ans, en 1923, devant les nouveaux massacres perpétrés cette fois par Atatürk, il quitte la Turquie sans retour. Ses parents mourront sans qu’il les ait revus.
Arrivé à Paris, où il travaille comme photographe, il lui faut se réinventer une existence ; d’abord au sein de la communauté arménienne, où il devient un écrivain connu et apprécié sous le nom de Chahan Chahnour, puis dans des cercles de poètes français, qu’il fréquente à Montparnasse dans les années 1930. C’est à ce moment qu’il franchit un pas essentiel : sur le plan littéraire, il abandonne l’arménien, qui restera la langue dans laquelle il écrira sa prose, essentiellement journalistique, et choisit le français comme unique langue d’expression poétique. C’est une nouvelle rupture, et pas des moindres : si Lubin ne renie pas son identité arménienne, celle-ci est devenue précaire, accrochée aux aléas de l’histoire. Sur le formulaire de l’OFPRA, l’homme, ressortissant d’un pays qui n’existe plus, a inscrit dans la case nationalité « réfugié d’origine arménienne » ; sa vie durant il souffrira de sa condition d’apatride et échouera, malgré plusieurs demandes, à obtenir la nationalité française.
Au moment où, dix ans après son arrivée en France, il était parvenu à rebâtir un semblant de famille, à la fois littéraire et amicale, autour d’André Salmon (qui fut l’ami d’Apollinaire), du couple Follain, de Jacques Maret et de Jean Paulhan, nouveau coup du sort : en 1936, l’écrivain ressent les premières atteintes d’une tuberculose osseuse. Durant ses longs séjours à la Salpêtrière, en 1937, puis à Broussais, en 1939, il reçoit la visite des amis poètes et artistes – en particulier Madeleine Follain, qui fut une personne spécialement chère à son cœur –, de compatriotes. Mais son histoire personnelle, pour la seconde fois (et à nouveau pour le pire) croise la grande : en 1939, il doit quitter l’hôpital, contraint et forcé, car les lits sont réservés aux militaires. Il porte encore la plaie non cicatrisée d’une greffe osseuse ratée. Aux abois, malade et sans ressources, il quitte alors Paris pour Montaut-Bétharram, dans les Pyrénées, où il est recueilli par des compatriotes. Les amis sont loin, il n’a plus d’argent, plus de soins hospitaliers, plus tellement d’espoir de survie non plus, car l’infection gagne.
La suite, de 1940 à 1958, est une litanie d’hôpitaux – Pau –, de sanas – Bidart, Pessac, Berck – : des lieux éprouvants, de misère et de promiscuité, qu’il habite contraint et forcé, mais ne sait plus quitter, après trop d’années passées dans leur ombre. Bon an mal an, il s’y fait des amis, mais les voit mourir les uns après les autres, ou, dans le meilleur des cas, guérir et partir. À chaque nouveau transfert, il lui faut s’arracher à ses infirmières, dont il admire tant le dévouement, à ses copains de chambrée. « Kiki fait ses malles, et je le regarde faire tristement. C’est terrible, ces séparations, mon Dieu que c’est terrible ! », écrit-il à Madeleine Follain le 18 septembre 1941.
Ce noir tableau, cascade de deuils, de ruptures, de solitude et de déracinements, aurait pu conduire au suicide, au désespoir, à la folie. Lubin confie au reste dans une lettre qu’une fois il a « tenté de se nuire. » Mais l’écriture de celui qu’Henri Thomas surnommait le « prince grabataire, ses poèmes d’« allongé », et surtout ses lettres, envoyées par centaines à ses correspondants multiples, lui ont tenu lieu de fil d’Ariane et de cordon ombilical. Tantôt drôle, tantôt déchirant, tantôt spirituel, tantôt émouvant, Lubin, ligne après ligne, dans cette extraordinaire chronique de la vie du sana, a jeté chaque jour des ponts entre lui et cette vie qui se dérobait comme sable sous ses pas. Certes, il a tout perdu, mais il lui reste les mots ; et c’est par la grâce des poèmes, des missives, des cartes postales, que cet épistolier acharné maintient vives, malgré le temps et la distance, les affections des êtres aimés restés au loin. « Vos lettres me font un plaisir immense. Les mots ne sont pas assez puissants pour le dire » écrit-il à Madeleine. Les siennes, si on en juge certaines enveloppes déchirées à la hâte, étaient très attendues, et le soin avec lequel elles ont été classées et conservées, à la bibliothèque Doucet et à l’IMEC, dessinent la silhouette fragile d’un homme qui écrivait : « J’espère dans la solitude où l’attente me cloue / En pays lointain seul l’espoir vient au rendez-vous. ».
Armen Lubin, Le Passager clandestin, Gallimard, « Poésie », 2005
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2017)