Sombre royaume de la mémoire
« Il s’appelait Manuel Mena et il est mort à l’âge de dix-neuf ans au cours de la bataille de l’Ebre. […] C’était un franquiste fervent, ou du moins un fervent phalangiste ». C’est avec cette brève biographie que s’ouvre Le Monarque des Ombres, œuvre du romancier espagnol Xavier Cercas. Avec ce récit, l’écrivain touche au cœur de ce qui est à la fois le cœur de son histoire familiale – une famille dont les deux côtés, maternel et paternel, furent résolument franquistes – mais aussi la tache aveugle de son travail d’écrivain. Cercas avait pris la décision de ne pasécrire sur Manuel Mena, son grand-oncle maternel, bien que Bianca, la mère du romancier, lui eût maintes fois raconté la légende de ce jeune officier, qui était pour elle un frère plus qu’un oncle, et à qui elle vouait une affection sans bornes. Sa mort, tragique et héroïque, a profondément modelé l’imaginaire de ceux qui l’ont côtoyé, et la mère de l’auteur, malgré ses quatre-vingt-dix ans révolus, l’évoque avec une ferveur intacte. Pour l’écrivain, cette figure est au contraire « le paradigme de l’héritage le plus accablant de [s]a famille » ; il ne voit pas la nécessité d’« ébruiter », comme il le dit, ce pan de leur passé commun dans un livre. Mais il comprend aussi que la mémoire du jeune disparu est sur le point de s’effacer : le temps n’est-il pas venu pour lui de reconsidérer, soixante-dix ans après la mort de son grand-oncle, cette décision de silence, de briser « la honte de [s]es origines et de [s]on héritage. » ? À défaut d’écrire, le romancier décide de mener une enquête documentaire poussée, sans savoir au juste sur quoi elle débouchera.
À partir de là, le récit se dédouble, en alternant deux séries de chapitres. La première retrace, aussi factuellement que possible, à partir des maigres indices disponibles, deux photographies et un texte manuscrit, la vie brève de Manuel Mena. Issu d’une famille de paysans d’Estremadure, le jeune garçon semble, d’après les témoignages de ses camarades d’école encore en vie, avoir été un enfant capricieux, égoïste et cruel, « benjamin mal élevé de famille nombreuse ». Tout change après sa rencontre avec Don Eladio, l’instituteur, qui l’éveille à la lecture et transforme le sale gosse en adolescent mûr et studieux : Mena se destine d’ailleurs à faire son droit et part pour Caceres dans l’espoir d’y poursuivre des études. Mais l’avènement de la Seconde République a créé de profondes divisions parmi les familles d’Ibahernando, le village d’Estrémadure d’où est originaire la famille. L’année 1933 voit naître la Phalange, parti de droite réactionnaire, expert en démagogie, emmené par le charismatique Primo de Rivera. La Phalange a, note Cercas, tout pour plaire à un adolescent fraîchement sorti de chez lui, avide d’idéal, pris au piège d’un « mirage fabuleux de jeunesse et de modernité ». Paco Cercas, le grand-père de Xavier, part quelques mois combattre dans ses rangs ; Manuel Mena s’engage à son tour, se bat, trop peu à son goût, décide de devenir « sous-lieutenant intérimaire », un corps de jeunes officiers formé à la hâte, dont les taux de mortalité était exceptionnellement élevés compte tenu des risques auxquels on les exposait. Il intègre le 1ertabor de tirailleurs d’Ifni, rejoint le front, se bat dans des conditions particulièrement meurtrières, est blessé cinq fois fois, et succombe des suites d’une balle reçue dans le ventre le 21 septembre 1938. Il devient alors le « héros franquiste de la famille », pleuré de tous, celui dans l’ombre duquel grandit le romancier, qui aura toujours vu son portrait affiché dans le salon de la maison familiale.
En marge de cette biographie qu’il reconstitue avec une minutie d’historien, Xavier Cercas mène un autre récit, celui de la genèse incertaine de son livre. D’abord décidé à ne pas l’écrire, ou songeant à confier la rédaction à un tiers, il en arrive, notamment à cause d’une discussion avec un ami réalisateur, à réfléchir au bien-fondé de sa démarche. Devenir écrivain, explique-t-il, a équivalu à échapper à une destinée que sa mère aurait écrite pour lui. Une façon, somme toute, de ne pas devenir à son tour un Manuel Mena, militant héroïque d’une mauvaise cause. C’est pourquoi il exclut d’abord prendre en charge le récit de la vie d’un homme qui, parent ou pas, représente tout ce que politiquement il rejette. Cela n’empêche pas l’écrivain de mener l’enquête avec ferveur et de réévaluer le manichéisme inhérent à toute projection rétrospective de la guerre : les interviews des derniers témoins vivants mettent en lumière le caractère fratricide des assassinats perpétrés au village – tant du côté franquiste que du côté républicain. Les documents militaires étant aussi rares (une photo, des listes de morts et de blessés) que contradictoires, Cercas en arrive à se poser la question de la véridicité de ce qu’il sait à propos de Manuel Mena. Il prend conscience qu’« on s’était contenté de raconter des légendes à son sujet et [que] personne n’avait écrit son histoire ». C’est précisément la frontière qu’il va s’attacher à dépasser, sur la ligne de crête fragile de mémoires anciennes, vacillantes, contaminées d’idéologie, de tragédies, de deuils, en affirmant avec force son refus de romancer, et en se référant aux mots de Danilo Kis : « Ceci n’est pas une fiction et moi je ne suis pas un littérateur, de sorte que je dois m’en tenir à la solidité des faits ».
Nous ne révélerons pas ici l’issue de sa quête, qui va lui révéler un autre visage de Mena. Disons qu’elle parviendra à humaniser et animer celui qui n’était jusque-là qu’une « silhouette floue et lointaine, schématique » et à jeter un jour nouveau sur ce que fut sa motivation idéologique. On notera simplement que Cercas a écrit, à travers l’histoire de son grand-oncle, un grand livre sur la guerre, qui hante son œuvre, sur les contradictions terribles dans lesquelles elle enferme les individus. « Peut-on être un jeune homme noble et pur et lutter pour une mauvaise cause ? » C’est la question centrale du Monarque des ombres : au-delà de la destinée d’un homme singulier, cette enquête biographique de longue haleine questionne les raisons sociales de la division d’un village, héritée d’une longue tradition de misère, la difficulté pour une république à arriver à maturité, l’entrecroisement complexe des idéologies et des intérêts personnels, le ballet des exaltations et des désillusions politiques, dont Manuel Mena a été l’emblème. Il interroge aussi la position d’héritier de l’écrivain qui découvre sur le tard qu’il n’a pas tant eu honte de sa famille que « honte d’avoir eu honte d’eux ». Le Monarque des Ombres pose enfin la question de la responsabilité morale de l’écrivain – raconter ou pas, et surtout comment ? En affabulant comme un « littérateur » pour combler les blancs d’une histoire en grande partie effacée, en historien, en homme ? Cercas a au fond endossé, mais avec le plus grand scrupule de vérité en ce qui concerne la littérature, les trois rôles. Il s’est fait secrétaire de l’ambiguïté consubstantielle à toute humanité en tentant de raconter une vie, et non plus une légende, pour dire qu’elle « renfermait de la honte mais aussi de la fierté, du déshonneur, mais aussi de la rectitude, de la misère, mais aussi du courage, de la saleté, mais aussi de la noblesse. »
Xavier Cercas, Le Monarque des ombres, traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic avec la collaboration de Karine Couesnon, Actes Sud, 2018, 314 p.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2019)