Comment être Charlie ?
Je pense à ceux de mes amis qui étaient leurs amis, et qui aujourd’hui les pleurent et je ne sais que leur dire pour les réconforter ; je pense à celui qui est leur collègue, qui n’a jamais eu peur d’écrire ce qu’il avait à écrire, qui prend les mêmes risques qu’eux, et à qui des fusils-mitrailleurs, par confrères interposés, ont jeté son métier à la face avec une brutalité inimaginable en plein Paris. Je pense à ceux que j’aime et qui portent des blessures d’histoire, rouvertes aujourd’hui ; à ceux de mes étudiants qu’aujourd’hui on va regarder de travers dans la rue et qui encaissent, en silence, une opprobre qu’ils n’ont rien fait pour mériter. Je pense, aussi, aux quinze ans qui viennent de s’écouler, quinze ans durant lesquels, à la faveur d’enseignements, de rencontres, d’autres rencontres, j’ai fait de mon mieux pour expliquer qu’un monde ne respire correctement que si plusieurs voix peuvent y parler en même temps. Je m’y suis fatiguée, avec par moments, de plus en plus souvent même, le sentiment terrible que je m’époumonais en vain, que ces minuscules plaidoiries étaient dérisoires contre les flots de haine que l’on sentait s’amasser derrière le rivage. Je pense à mon désespoir de citoyenne, mais surtout d’amie, qui a commencé le 21 avril 2002 et n’a depuis n’a jamais décru, quand j’ai compris que les vieilles lunes xénophobes, homophobes étaient en train de regagner du terrain ; à ma consternation, profonde et durable, de laïque, qui n’a fait que s’aggraver ces dernières années, devant ce discours soi-disant religieux qui s’est mis à sortir de partout comme du chiendent. Comme si la vie n’était pas assez compliquée comme cela et que n’importe qui, sortant de sa poche son texte sacré, son dogme, sa certitude, pouvait s’arroger le droit de dicter les comportements d’autrui, sa manière de penser, de manger ou d’aimer. La croyance ne mérite qu’une puissante indifférence : elle est affaire privée. C’est pourquoi j’ai eu bien du mal à comprendre pourquoi la voilà qui resurgissait tout à coup au centre des préoccupations, avec ses oukases, ses ordres et ses contre-ordres ; pourquoi elle occupait de la sorte le terrain médiatique quand elle aurait dû s’en tenir au périmètre du for intérieur — en évitant, de préférence, d’encombrer celui des autres. À moins bien sûr que cette rhétorique d’un nouveau genre, étalée couche par couche dans les JT, ait été une occasion rêvée de faire son petit marché politique : elle est un inspirant terrain pour savoir qui flatter à la prochaine élection et de qui dicter la détestation, deviner dans quel sens il faudra faire souffler le vent de la démagogie. Voilà où fut l’erreur : non seulement il fallait constater que cet étrange discours, que je me garderais bien d’assimiler à quelque spiritualité que ce soit, merci (car au moins la spiritualité est intelligente) avait repris droit de cité. Mais il fallait aussi l’admettre plus tôt, au lieu de se croire protégé par une laïcité au fond si fragile. Cela aurait aidé à revendiquer le plein exercice de la libre pensée, de l’ironie, de la distance, à pratiquer son droit ET son devoir de résistance contre ce qu’il y a de plus toxique et de plus impardonnable dans l’irrationnel de la connerie, ou dans la connerie irrationnelle, comme vous voudrez. Avons-nous été assez Charlie, avant ? Avons-nous assez déployé d’efforts ? Assez parlé contre les discours visqueux qui mazoutaient jour après jour la liberté, l’égalité et surtout la fraternité ? Assez alerté, insisté, combattu une parole raciste, péremptoire, bêtement avide de pouvoir, qui ne porte en elle que l’intransigeance et la forme la plus vile de la peur ? Avons-nous assez travaillé à démasquer ceux qui cachaient derrières leurs imprécations nationalistes leur propre incapacité à accueillir l’autre, à démonter leur petite horlogerie de la détestation? Pourquoi n’avons-nous pas dit, crié, hurlé que le roi était nu ? Au lieu de, nous aussi, glisser subtilement dans le fatalisme ? Quand au juste, à quelle heure, à quelle minute, avons-nous cédé à la peur, commençant à surveiller nos paroles, à adopter cette langue de bois littéralement mortelle qui est aussi un quitus donné aux plus aberrantes des aberrations (mais gare : il faut res-pec-ter, parce que le res-pect, même et surtout de ceux qui ne respectent rien, est le mot qui excuse tout) ? Au fond, n’est-ce que pas nous qui avons forcé Charlie à monter en première ligne, parce qu’il fallait bien que quelqu’un continue ce sain exercice de la controverse, de la moquerie, de l’attaque ? Et je ne parle pas ici, tant s’en faut, que de religion. Je ne sais pas comment être Charlie, je ne sais plus ce qu’il faut faire. J’ai à cette heure plus de chagrin que de certitudes. Mais même si ce matin, je n’ai pas le cœur à écrire, je crois que demain, je continuerai. Je poserai des mots de fiction sur la réalité, je les pousserai ligne après ligne, avec bien du mal, jusqu’à ce qu’ils fassent une page, bonne ou mauvaise. Ce ne sera presque rien, un minuscule effort, mais je le ferai en pensant aux amis, en particulier à ceux qui ont mis le brassard du deuil à leur maison d’édition, à l’homme qui écrit et qui a perdu ses frères, ses frères qui n’avaient pour arme qu’un crayon, à ceux que je ne puis nommer et sans qui la vie n’est pas pensable. La main sur le stylo, les mots sur le papier, continuer. Les formes de la résistance, l’invention de sa langue, viendront ensuite. Hélène Gestern À la mémoire des victimes des attentats de janvier 2015.
Ce matin, assise à ma place habituelle, je n’ai pas envie d’écrire. Je me demande à quoi ça sert de poser des mots de fiction sur la guerre, la souffrance ou la passion alors que la vie vient de nous en déverser un tombereau sur la tête. Où est la décence quand des hommes et des femmes que nous aurions pu côtoyer dans la rue, que nous avons peut-être croisés sans le savoir en allant travailler, ou que nous avons parfois côtoyés en le sachant, ont vécu tant de souffrance, abattus qu’ils ont été sans pitié, ou retenus, ou blessés, ou terrorisés ; quand des balles ont pulvérisé leur rire ; qu’il y a désormais au milieu du temps, de la liberté, au milieu de ce que je ne peux appeler autrement que mon pays, cet énorme trou béant qui fait mal.