Portrait absolu
Romain Gary est un auteur que je connais bien, sous son versant Ajar, mais peu sous son jour Gary, sinon par une lointaine (et poignante) lecture de Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Sa biographie, surtout, m’a passionnée : une beauté du diable, un charisme hors-norme, un être flamboyant, compagnon de la Libération, diplomate, écrivain, mystificateur, habité de mille démons. Et puis cette mort qu’il s’est donnée, en pleine détermination, comme un ultime pied-de-nez à une vieillesse dont il ne voulait à aucun prix. Il l’a tenue en respect avec le canon d’un fusil dans la bouche.
J’ai lu La Promesse de l’aube dans un train, entre Lyon et Nancy. Un livre comme celui-ci efface quinze ans de mauvaises lectures, d’écritures chiches et de temps perdu. Parce qu’il est puissant, inspiré, qu’il brûle les vaisseaux à chaque page. Qu’il n’a peur de rien, ni de la grandiloquence, ni de l’autodérision. Il nous ramène à l’essence de la lecture vraie, au pur voyage dans la langue d’un autre. Se laisser porter par le flot d’une prose baroque, étincelante, qui cache les larmes derrière la virtuosité. Se laisser raconter des histoires dont le romanesque provoque à chaque ligne la dimension biographique et n’en a pas honte. On écoute cet homme dire je et se défaire de ses multiples masques, dévoiler pour nous son enfance en désordre, l’ourler de fables qui sont sa vérité ; parce que la vérité dormait là, dans l’excès, dans les rêves, dans la passion.
C’est de sa mère dont il est question. Une femme éperdue d’amour pour son enfant. Elle pourrait être folle, possessive, ridicule, mais elle n’est sous la plume de son fils que sublime. « Le talent de ma mère, écrit-il, m’a longtemps poussé à aborder la vie comme un matériau artistique ». Et de l’inspiration, il en faut à ce couple mère/fils, Juifs russo-polonais exilés qui cherchent fortune en Europe. Elle a tout sacrifié pour lui, s’est privée de tout – scène terrible de ce bifteck quotidien servi à Romain dont elle lèche, en catimini, la graisse de la poêle qui a servi à le cuire. Elle a exercé mille métiers, s’est épuisée à la tâche, soutenue par la conviction indéfectible que son fils serait ambassadeur de France, héros, grand écrivain, et que son nom serait gravé en lettres d’or au fronton des lycées (en cela, elle avait vu juste). Jamais en retard d’un héroïsme, elle ira même jusqu’à le persuader d’aller tuer Hitler à Berlin – avant de se raviser, de justesse, estimant l’entreprise quelque peu périlleuse. Mais jusque dans sa mort, et même au-delà, elle l’aura protégé, donnant au combattant de la France libre la force de s’accrocher à la vie, même quand il est donné perdu par la typhoïde. Les dieux avaient, dit-il, « oublié de couper le cordon ombilical ».
« Quelque chose de son courage était passé en moi et y est resté pour toujours » écrit Gary. Avec La Promesse de l’aube, le fils a payé à sa mère sa dette au centuple. Par le récit flamboyant d’un amour, qui eut ses épisodes de cruauté et la tendresse, de soumission et de rébellion, de chagrin et de bonheur mêlés. Mais surtout par un aveu : celui d’un adolescent rageur, le cœur consumé d’idéaux, prêt à tout pour hisser la vie à la hauteur des rêves qu’une mère fit pour lui.
Romain Gary, La Promesse de l’aube, Gallimard, 1960.
© Hélène Gestern / Arléa, février 2014