Cette chanson de William Sheller représente une sorte de souvenir que je n’aurais pas vécu. Dans ma propre biographie, Genève renvoie simplement à une ville pâle et propre que je n’ai fait que traverser au cours d’un déplacement sans intérêt à l’ONU. Telle qu’il la chante, c’est une lumière vespérale, d’une tristesse mesurée, et dont la mesure est l’inexorable propension des sentiments à décevoir. Genève durant ces quelques minutes se confond avec le nom du hasard, de l’adventice, du parfum un peu amer des retrouvailles lorsque leur temps est passé, qu’il reste assez de mémoire pour en souffrir mais plus assez pour y croire. Elle est le dernier geste, celui qu’on n’a pas fait et que l’on porte indéfiniment en soi, et dont la pulsation discrète se réveille au coin d’un climat, d’un regard. Mais ce chagrin-là, retenu, a quelque chose d’apaisant. Il se tient hors de la grande souffrance, du dur désir de recommencer : il se berce, étale, au fil régulier d’une eau lacustre, et pose sur les aspérités des notes lourdes et lentes qui les résignent. Genève, c’est, en quelque sorte, le prix du renoncement : quand le visage redevenu lisse ne laisse plus rien percevoir qu’un levain de tristesse, dans la détresse hospitalière et définitive du soir.