Chronique de l’être en devenir
De Guyotat, on connaît surtout l’écriture violente, polémique, érotique, celle de Tombeau pour cinq cent mille soldats et de Eden Eden Eden. Formation renoue, de manière plus apaisée que Coma, paru l’année précédente, avec un certain classicisme du dire autobiographique, en choisissant de retracer, selon les mots de l’auteur, la « formation sensorielle, affective, intellectuelle et métaphysique d’un enfant né au tout début de la Deuxième Guerre mondiale ». C’est bien d’apprentissage qu’il s’agit : celui, d’abord, de l’Histoire, dont l’enfant né en 1940 ne peut comprendre la marche, mais dont il a l’occasion d’éprouver la blessure, à l’occasion de la déportation à Ravensbrück de sa tante Suzanne, puis celle de son oncle Hubert. Ce dernier meurt en 1944 au camp d’Oranienbourg-Sachsenhausen, pour avoir milité dans un réseau de Résistance (il était le fiancé de Geneviève de Gaulle-Anthonioz) : par la suite, la vision du corps martyrisé, relayé par le discours familial, s’imprime dans la conscience de Guyotat, et se mêle au dolorisme puissant de l’imaginaire catholique qui l’a fasciné durant toute son enfance.
L’apprentissage de la lecture, de la récitation, à l’école, constituent la première ouverture sur les mots, mais donnent aussi l’occasion d’éprouver physiquement le conflit du social et de l’intime : l’enfant bégaye, car il a du mal à « faire surgir [une phrase] de [s]on discours intérieur permanent vers l’extérieur ». Ce sont les Pères du pensionnat, et l’un d’eux en particulier, qui en faisant découvrir à l’enfant le latin et le grec, mais surtout en l’invitant à raconter des épisodes de sa vie quotidienne ou familiale à voix haute, le font accéder de plain-pied à l’univers de la narration. Ce pensionnat, où l’auteur entre à neuf ans, est décrit comme un lieu rugueux, « communauté brutale, bruyante, tireuse de secrets », où l’on subit la solitude et la violence, y compris physique, des autres. Mais il joue aussi comme creuset de la constitution de la personnalité : on y touche l’altérité aussi bien qu’on s’y affronte, on apprend à se construire, dans la promiscuité et le bruit, une intimité, à y nourrir son intellect, à goûter aux joies de l’émulation ou de la camaraderie. Se superpose à cet apprentissage une conscience nouvelle du corps, de plus en plus obsédante, et sa description permet de comprendre comment l’auteur s’est constitué une iconographique personnelle où le religieux se mélange à l’érotique, le sadisme au masochisme (l’enfant rêve de subir les supplices des martyrs), thématiques qui nourriront ensuite, non sans violence polémique, toute son œuvre littéraire ultérieure.
L’une des plus belles réussites de ce livre, rédigé dans un style parfois laconique, comportant de multiples ruptures rythmiques, est la restitution du sentiment de communion des corps avec la nature. L’échange énergétique total auquel il donne lieu est traduit en une langue précise et étincelante, celle d’Ashby ou de Pour un cheval, qui perd parfois de sa sécheresse tranchante pour s’illuminer le temps d’un apaisement. En définitive, ce que raconte Formation est l’agencement complexe des éléments d’une vie, où l’Histoire, les valeurs familiales, l’érudition, la naissance à la sexualité, l’ouverture à l’écriture, l’apprentissage d’autrui se mêlent dans le creuset d’un être en devenir. Jouant en relation et en tension, l’évocation croisée de ces éléments stratifiés restitue l’impalpable instant où se cristallisent en un enfant les linéaments de son histoire propre, ceux d’où naîtront ensuite sa personnalité. Guyotat, suivant une ligne strictement chronologique, n’a pas cherché à thématiser son récit, ni à le narrativiser véritablement : les incidents, les faits, les anecdotes, apparaissent plutôt comme les éclats dans la basse continue d’une écriture nourrie d’intériorité et de tourments, parfois déroutante en ses sursauts, totalement en cohérence avec l’œuvre romanesque.
Pierre Guyotat, Formation, Seuil, 2007.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2007)