Evreux, un 18 mars

 

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Lundi 18 février, médiathèque d’Évreux, 17h00. On installe la sonorisation, les projecteurs, la console, les chaises. Dans la salle vide, les comédiens répètent. Je les entends, de loin, filer la répétition, je reconnais des bribes d’un texte, le mien. Étrange sentiment, de les voir prononcer ces mots qui ont soudain dans leur bouche ont une toute autre allure, comme des enfants qui ont grandi et seraient devenus adultes sans moi.


Je suis contente que le train ait eu du retard hier soir. J’ai manqué la générale, et je découvrirai le spectacle en même temps que les autres.





















18h40. Les comédiens ont terminé leur répétition. Ils sont partis se concentrer. Silence habité dans le bâtiment, quelques bruits lointains de ça de là.  Atmosphère dense des choses qui se préparent.




















19h00. La troupe s’est réfugiée à la cuisine. Les visages sont tendus. Nous les laissons en paix.



19h40. D’en haut, on entend les bruits qui s’intensifient : portes, chaises, bruit de voix. Quand je descends, je découvre une salle comble. Ils attendaient soixante spectateurs, ils n’en ont pas loin de cent.




















20h40. La représentation commence. Les deux comédiens sont assis, chacun près d’une lampe. Ils lisent, l’un et l’autre, certains passages des lettres. Ils se sont appropriés ce texte, que Delphine joue avec une sensibilité lumineuse (elle est une belle, une très belle Hélène.) Benoît (Stéphane) marche, s’enflamme, espère, s’apaise. Le torrent et la rivière.

L’ombre de Pierre (qui interprète Jean), silhouette au chapeau, traverse de loin en la scène.


Pendant toute la représentation, on vivra avec eux les émotions, la surprise, le charme, les moments d’exaltation et ceux de peine.  Dans la salle, ce silence très particulier de l’attention vraie, le charme qui opère. Je suis comme eux tous, je veux savoir, et continuer à cheminer avec cet homme et cette femme, qui parle des images, dans les images, sous la lampe, entre les ombres.






















La mise en scène (accessoires : un rideau, une boîte en fer-blanc, deux lampes et un écran) a contourné les pièges du texte : elle laisse rêver, imaginer les photos. De temps à autres, parenthèses, écrans, autre images, incursions musicales. Les Beatles illuminent Saint-Malo. Un art du contretemps, du décalage, ce boitement verlainien, cette discordance calculée, qui ouvre tout l’espace de l’imagination.


J’aurais bien voulu que la lumière ne se rallume pas. Rester encore avec eux, tout près du laboratoire des passions humaines, de leur résistance et de leur fragilité mêlée, celle qu’ils ont incarnée pendant une heure trente. Il n’est pas facile de matérialiser la progression des sentiments, d’exprimer la tristesse, le chagrin, l’exaltation, sans les jeter au visage des spectateurs. Pourtant, leur voix créaient cet équilibre, entre l’urgence et la délicatesse.


Ils avaient coupé le texte. J’en ai la preuve matérielle, et l’exemplaire de Delphine, annoté, le  dit assez.  Mais ce soir, il n’y avait qu’un texte, qu’une continuité, celle qu’ils avaient choisie.



















22h00. Débat. Nous sommes tous là ensemble. J’écoute Delphine expliquer au public les hasards d’une émission de radio, dans la voiture, à la faveur de laquelle elle a  découvert le texte. Je raconte à mon tour pourquoi Eux. Il est rare que je dise ouvertement quelle était la nature exacte des circonstances qui ont conduit à l’écriture. Mais ce soir-là, difficile de faire autrement. Le spectacle a été pensé dans un lieu où se concentrent bien des souffrances : un hôpital. Il s’agissait d’opposer la vie à la mort, le plein à la perte. L’écriture de Eux n’a pas été autre chose. Et c’est cette voix sous-jacente que tous les trois, ils ont comprise, habitée, illuminée, au milieu de la douce violente des disparitions.


23h00. Champagne.


Minuit. Je rentre à l’hôtel tout proche. Une voiture ralentit à ma hauteur. Étrange, dans les rues désertes d’Evreux. C’est Delphine. Elle s’arrête, ouvre la vitre. L’histoire a commencé dans son autoradio, ce petit bout de plastique noir qu’elle me désigne. Deux ans, des chemins, des heures de travail, des centaines d’émotion plus tard, nous voici, ensemble, à parler. Je me dis, en la voyant partir dans la nuit, que les miracles ne laissent rien au hasard.