Quelques raisons d’aimer Annie Ernaux [7]
Quelques raisons d’aimer Annie Ernaux [7]
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J’avais trente ans la première fois que j’ai lu Annie Ernaux et le premier titre que j’ai découvert d’elle était L’Événement. Une amie avait présenté ce texte : je me rappelle encore qu’elle a diffusé, avant de commencer son exposé, un extrait de cette Passion selon Saint Matthieu qui avait accompagné la narratrice dans sa douloureuse expérience, après la descente aux enfers du passage Cardinet. Immédiatement, la voix a été là, habitant la page : une voix d’une absolue justesse, ni complaisante ni faussement sobre, ni apitoyée ni détachée. Un plain-chant, capable de tracer sur le magma qu’est une vie une ligne immédiatement intelligible, avec la netteté d’un trait de pinceau. Autour d’elles se rassemblent et s’énoncent, crues et limpides, les émotions (violentes), les chagrins (profonds), les désirs (ardents ou mortifères). Rien n’arrête, rien n’empêche. Impressionnante puissance à donner forme à la texture du vécu, dont j’ai pu vérifier la perfection – est parfait ce qui est achevé – dans tous les textes ultérieurs.
De cette femme, j’aime bien sûr la sûreté du regard, un regard qui ne cille pas, la qualité biographique, la conscience politique, au sens le plus profond du terme ; celle qui imprime un sens à ces lectures lucides de la vie telle qu’elle est. Mais Annie Ernaux me touche aussi parce qu’elle est une stylisticienne magnifique. Celle à propos de laquelle on a parlé d’écriture blanche ou plate et qui en réalité déploie une palette d’une infinie richesse (l’écriture de La Femme gelée, la douleur qui secoue sa syntaxe, n’est pas la prose chirurgicale de Passion simple, pas plus que l’amplitude polyphonique qui accompagne le déroulé des Années). Il existe une justesse musicale chez cet écrivain, une tension toujours réinventée, dans sa manière de distribuer le subtil et le cru, l’apparent et le caché, la pudeur et l’impudeur. Manière de dire qui va de pair avec un courage immense — que j’ai retrouvé, dans une certaine mesure, sous la plume de Catherine Millet : celui d’un être qui a pris le parti d’offrir sa vie en partage, dans l’indifférence parfaite (ce qui revient parfois à déployer une force d’opposition considérable) aux brevets de conformité sexués, esthétiques, confessionnels ou moraux. Une langue de plein exercice de la liberté.
Annie Ernaux est loin devant, loin du narcissisme comme de la provocation. Elle se veut avant tout témoin, d’elle et des autres. Son corps, sa vie ont été le territoire d’expériences souvent terribles, pour la plupart interdites de parole : l’avortement, la dimension carcérale du mariage, de la maternité, le désir sexuel, le cancer. C’est autour de ceux-ci que vont s’articuler les récits : démonter la mécanique des tabous qui pèsent sur un être, les héritages qui le dévorent, les désirs qui l’animent, les passions qui le consument. Exposer ce qui nous a donné une identité, la parole qui nous a façonné, la société et la famille qui nous ont déterminé ; mais aussi la sauvagerie qui fait de nous des singuliers, des incompréhensibles parfois. Avouer la violence obscure de nos crises et notre façon de nous livrer à elles comme on se donnerait (à) la mort. Bien que celle qui la porte ne succombe à aucun dolorisme sacrificiel, il y a dans cette démarche quelque chose du don, voire de l’oblation, une oblation salvatrice, nécessaire, transfigurée par l’écriture. Combien sommes-nous à avoir fait de ses mots une clé de lecture de notre propre existence ? Combien d’épaisseurs de honte l’écrivain a-t-elle su fracturer en nous, nous qui avons aussi, été « si seule » avec les mêmes doutes, les mêmes traumatismes secrets, les mêmes égarements ?
Il ne sera pas question en revanche, pas pour moi en tout cas, d’hypostasier chez Annie Ernaux quelque « écriture féminine » que ce soit, même si elle a su parler, mieux qu’une autre, de ce que signifie être une femme. Ce serait en effet méconnaître la puissance universalité de cette prose capable de parler à ce qu’il y a de plus en humain en chacun d’entre nous : il en faut des années d’efforts, de compréhension des autres, de transcendance du solipsisme, avant de pouvoir écrire une phrase aussi simple, mais aussi essentielle que : « Il me semble maintenant que [le luxe], c'est aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme. »
Les Années, point d’orgue de l’œuvre, l’éclaire tout entière. Un livre total, dans lequel on est happé, de la première à la dernière ligne. Une coupe sagittale dans le temps, une seule coulée, cohérente, immanente, extraordinaire : un seul souffle, qui acquiert au fil des pages une puissance qui semble le dépasser, jusqu’à cette fin chorale, lyrique malgré elle, ce vortex où se précipite et se résume le monde. Penser qu’une écriture a su capturer le temps, suturer ses milles facettes, ne rien omettre de tout ce qui fait le désordre et la gloire d’une vie. Penser qu’un être aura su parler au-delà de lui même et de sa finitude pour s’inscrire dans « le temps où [il] ne sera plus ». Difficile de trouver les mots pour remercier pour ces écrivains qui ont fait la littérature plus grande qu’elle-même. Et qui ont déposé entre nos mains, comme l’a fait Annie Ernaux, plus que des livres : une forme possible d’intelligence de notre destinée.
© Hélène Gestern / Editions Arléa - 2011