Infiniment respectable
Avec Une activité respectable, Julia Kerninon, auteur d’un premier roman remarqué, Buvard (2014) et d’un deuxième non moins remarquable, Le Dernier Amour d’Attila Kiss (2016) aborde une sphère plus personnelle, sur un thème qui était déjà celui de son premier roman : l’écriture. Mais elle le fait cette fois en son nom, dans un texte aussi bref que fervent, cinquante-huit pages d’une droiture, d’une justesse et d’une force admirables, dans lesquelles le jeune écrivain qu’elle est retrace la naissance de ce qui est pour elle une vocation autant qu’un état, une aspiration autant qu’un mode de vie, le seul envisageable, d’ailleurs.
Tout commence lorsqu’une petite fille de cinq ans, vêtue comme sa mère d’un manteau de faux léopard, pousse avec cette dernière la porte d’un lieu dont un croquis de la façade figure dans le salon familial : la librairie Shakespeare and Company, à Paris. L’enfant, éblouie, heureuse, a soudain l’impression d’une « demeure enfin retrouvée ». Elle y habiterait volontiers, ce qui serait une façon de parfaire une existence « où il n’y aurait pas de frontière entre la vie quotidienne et les pages ». Il faut dire que la lecture est la passion, pour ne pas dire la religion familiale : ses parents, qui ont passé beaucoup de temps sur les routes des Etats-Unis et du Canada, voyaient dans un livre abandonné trouvé au bord du chemin une providence, les livres ont été le salut de l’enfance maternelle ratée et les deux parents ont de l’estime pour ceux qui les écrivent. « Ils croyaient à l’expatriation, à la poésie, à la sobriété matérielle, ils croyaient que la littérature était une activité respectable. » Cet homme et cette femme installent, au sens propre du terme, leur fille aînée dans les livres ; leur partage, pour ces trois êtres qui ne se ressemblent guère, devient une manière de s’aimer. Le don, le « potlatch » aurait pu être écrasant : Julia Kerninon préfère y voir un « choix d’or », « une offre d’une richesse démesurée, et à laquelle il s’agirait de répondre un jour par un don encore plus considérable ».
Très vite, la petite lectrice veut écrire à son tour. Mais rien ne se fera sans exigence ni sans effort, comprend-elle quand sa mère, son « thesaurus », lui explique qu’écrire est d’abord un effort, que rien ne va sans un travail acharné. A partir là, la vie et les lignes de confondent : ce que veut la narratrice, c’est d’abord éprouver sa vocation, partir, loin, seule, s’entraîner à écrire, comme un sportif ou une danseuse, pour savoir si oui ou non elle sera à la hauteur de cette responsabilité. Elle le fera, pendant un an, à Budapest, même si pour cela elle doit trimer tous les étés comme serveuse. Il y a quelque chose d’athlétique dans les deux métiers, il y de la frénésie dans la manière de les exercer, dans celle de vivre et d’aimer aussi. La route d’écriture s’enrichit, se feuillette, rencontre l’alcool, la passion, la désillusion ; mais pas de goût pour l’autodestruction chez l’auteur, juste celui d’aller au bout et au-delà de ses capacités, d’avoir envers soi autant d’exigence qu’on a eu d’amour pour les livres des autres, savoir très exactement où l’on est sur l’infinie mappemonde de la littérature et ce à quoi on peut aspirer. L’écriture n’est pas un orgueil ni un masque chez Julia Kerninon, elle n’est pas sacrificielle, pas vaniteuse, pas psychanalytique, et encore moins narcissique. Elle est en revanche une tension totale et sincère, un engagement total et irrévocable de tout l’être vers la seule chose qu’il aspire à faire, vivre dans les mots ; « former un cercle » avec les pages des autres et « essayer de [s]e tenir droite pour faire honneur à ce qu’[on] aime ».
Julia Kerninon, Une activité respectable, Le Rouergue, 60 p.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2017)