Bréviaire de l’angoisse
Se raconter à travers ses peurs : voilà le fil directeur que suit Le Nénuphar et l’Araignée, de Claire Legendre, recueil de courts textes autobiographiques publié aux Allusifs. Une étude de soi que le préambule annonce comme « systématique » et qui décline toutes les facettes de l’effroi, que celui-ci soit lié à des phobies ordinaires (les insectes, l’avion, les superstitions) ou à des terreurs fondamentales (serai-je tuée par la grippe A ou par son vaccin, ce nodule au poumon détecté par hasard est-il le premier signe d’un cancer ?). Pourtant, le livre n’a rien d’un catalogue : la peur n’est que le fil conducteur qui déroule une double histoire, celle d’un exil au Canada, mais aussi celui d’une personnalité façonnée par l’exigence de l’écriture, l’exil et un amour perdu. Le livre s’ouvre par un portrait de « l’hypocondriaque », un mal dont on devine qu’est affligée la narratrice. Il souligne l’ironie du sort, qui veut que l’hypocondrie, puisqu’elle ne se cristallise que sur des maladies imaginaires, soit le « probable symptôme d’une quiétude objective ». Or, quand elle quitte Prague, après une rupture, pour rejoindre Montréal, Claire Legendre a « mal partout » et cela l’obsède ; déterminée à donner du sens à ces symptômes pour en « faire un puzzle implacable », elle a l’impression, en procédant ainsi, d’avoir un coup d’avance sur le destin.
Une banale infection urinaire, contractée après qu’un de ses amis est mort, mène pourtant la narratrice à l’hôpital ; et soudain une autre menace, concrète, réelle, terrifiante, pèse sur elle, vite remplacée par une autre encore (« j’attendais un nénuphar, voici un papillon »). Seule une opération chirurgicale apportera la réponse à la question fatidique. Nous suivons donc l’écrivain dans cet angoissant jeu de piste, qui sert de fil rouge au dépliement d’une mémoire sensible, bien plus douloureuse que le corps : en filigrane, le texte dit aussi la propension à la jalousie, « l’effondrement d’[un] couple », blessure dont on n’est pas quitte, le souvenir de l’amour comme une « grande douleur lancinante qui devenait parfois aiguë », le deuil d’un ami, la part dévorante que l’écriture tient dans la vie d’un écrivain, outil démiurgique de toute puissance, mais aussi écran entre l’événement et soi, quand on finit par « traiter la vie comme un chantier de livre ».
Cependant, cette vie, Claire Legendre excelle aussi, à travers son éventail de phobies, à en dépeindre les angles aigus, le caillou dans la chaussure, les occasions manquées : « ce presque rien qui te hante quand le présent colle à tes chaussures ». Son livre, puissamment mélancolique, pourrait se muer en bréviaire de la tristesse. Or il n’en est rien. Car Le Nénuphar et l’Araignée est d’abord un exercice de lucidité, ponctué ça et là d’aphorismes piquants (« Cesse donc de repousser tes prétendants adultères et considère qu’ils sont probablement aussi malheureux que toi. ») Son écriture resserrée flirte avec un tragique qu’elle tient soigneusement à distance ; lorsque celui-ci menace de prendre le pas, c’est toujours l’ironie qui prend le dessus, voire l’autodérision : à la peur et à son aveu se substitue le jeu avec celle-ci, l’art subtil de « peaufiner son divertissement pascalien ».
Claire Legendre, Le Nénuphar et l’Araignée, Les Allusifs, 2015.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau, octobre 2015