Looking Through The Glass
On l’appelle l’homme de la musique répétitive mais je me demande s’il répète quoique ce soit. Variation n’est pas répétition. Répétition tissée de variations est danse. Variation de la répétition est transcendance. Et Phil Glass tisse, varie, égrène, lacère, enroule, lancine ; il capture, hypnotise et invente dans sa langue l’art puissant de faire tournoyer le temps. La douceur apparente qui préside à ce bal est vite contredite par la violence qui y dort ; les émotions la parcourent, explosent, se brisent comme les vagues, reprises par le roulis du rythme premier qui en concasse les fulgurances, puis recommence, encore et encore, le mouvement. Quelque chose de la vie, peut-être, qui se dit entre l’élan et la reprise, le bourdon de la mélodie première, qui tournoie de plus en plus vite et de plus en plus fort.
Je ne me rappelle plus exactement comment j’ai découvert Phil Glass, mais je me rappelle très bien la première écoute de ses quatuors à cordes par le Quatuor Kronos, à peu près au même moment où arrivait à moi comme une gifle le quatuor 8 opus 110 de Chostakovitch, interprété avec une fougue nerveuse, presque anxieuse, par le Quatuor Borodine. À travers les cordes intenses des Kronos, c’est un tout autre miroir qui a été tendu sur cette musique dont j’avais cru me faire une image à peu près stable ; ce que le piano hypnotique des Œuvres Majeures sécrétait de douceur lente, de puissance calme, se transfigurait, comme dans le huitième quatuor opus 110, son frère antipodiste, en une violence noire, sourde, exigeante, celle-là même que lui offraient des interprètes habités. Ce disque est l’un de ceux que j’emmènerais sur une île déserte. Il est magnifique de sa première à sa dernière note. Il est un diamant noir sur une plage de sable clair, il est l’eau et l’arbre, il dit la damnation, la mort et la terreur, et en même temps il est terriblement vivant.
Depuis j’ai été sensible à d’autres choses chez Glass, la musique chorale démesurée écrite pour l’ouverture du barrage d’Itaipu (une pièce symphonique à plus deux cents instrumentistes et chœurs, qui a été interprétée dans l’une des turbines de l’installation), l’étonnante lecture du Conjunto Iberico, qui rejoue le répertoire pour cordes avec une formation de huit violoncelles – pièce du « Secret Agent », au chiffre parfait, absorbée, fichée dans la mémoire auditive en chacune de ses inflexions. J’ai écouté la langue incompréhensible des opéras de bord de mer, le crescendo angoissé qui accompagne les images des Années, de Stephen Daldry, et déborde, insidieux, d’émotions trop fortes quand les héroïnes sont penchées au bord d’un précipice, dans un ascenseur ou une chambre d’hôtel. Mais la communion la plus grande, la reconnaissance la plus fidèle, l’identité musicale, dort dans les archets du quatuor Kronos, ces amateurs d’anges noirs, qui ont posé sans prévenir sur cette musique le maléfice brutal et poignant de la transfiguration.
© Hélène Gestern / Editions Arléa – 2017
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