Suite portugaise
Avec Comme l’ombre qui s’en va, le romancier espagnol Antonio Muñoz Molina sort des sentiers du roman qui sont les siens d’ordinaire pour livrer son autobiographie. Mais il le fait à sa manière, entremêlant récit rétrospectif et documentaire selon le mode touffu, entrelacé et choral qui lui est propre. D’un côté, le livre raconte la cavale d’un homme, qui fuit les États-Unis et trouve refuge pendant dix jours au Portugal, du 8 au 17 mai 1968. On comprendra peu à peu qu’il s’agit de James Earl Ray, l’assassin de Martin Luther King. De l’autre côté, au fil de chapitres alternés, le romancier raconte sa première visite à Lisbonne en 1987 : il est alors fonctionnaire et père de famille, en train d’écrire un roman qui a la capitale portugaise pour cadre (ce sera Un hiver à Lisbonne). Et parce qu’il a un besoin impératif de visiter la ville pour pouvoir l’évoquer, il décide d’y séjourner trois jours, alors que sa femme vient d’accoucher de leur deuxième enfant et que rien dans sa vie de jeune père rangé et désargenté n’autorise cette escapade.
La capitale portugaise, point central du livre, est le point de départ d’une formidable reconstitution de la cavale de James Earl Ray. Le romancier, se fondant sur une documentation minutieuse, a tenté de retracer l’angoisse, la peur, le refuge dans les bas-fonds, revenant sur l’itinéraire social, intellectuel et personnel de l’assassin, dans le contexte d’une Amérique déchirée par les conflits interraciaux. Il voudrait raconter « ce qui se passe dans la conscience d’un autre », voir la ville par ses yeux. Mais sa propre escapade lisboète, sur laquelle il revient de manière rétrospective, est aussi l’emblème de la contradiction qui déchire alors la vie de l’écrivain, ce « tracas permanent de désirs inassouvis, de morceaux éparpillés qui ne s’ajustaient pas ». D’un côté le besoin d’écriture, de liberté, de musique et de romanesque ; de l’autre, l’emploi salarié, les obligations familiales, les enfants, une routine qui lui pèse et qu’il ne sait comment combattre. Avec une lucidité qui ne l’épargne pas, l’auteur raconte comment l’écriture d’un roman peut envahir une vie, le succès et la griserie de l’alcool, dont la face obscure est le travail forcené et l’aliénation personnelle. Il évoque la magie de la fiction, son pouvoir, son emprise ; mais montre également comment elle dévore son existence privée, faisant du couple et de la paternité – auxquels l’auteur est pourtant attaché – un insupportable fardeau.
Petit à petit, chaque récit devient la caisse de résonance de l’autre : au Lisbonne ancien de 1968, celui de Earl Ray, répond celui de 1987 ; au Lisbonne réel de la fuite celui, fantasmagorique, des personnages du roman que l’écrivain conçoit alors, avec leur passion pour le jazz, l’alcool et les énigmes. Le lieu est ressaisi dans son unité lors d’une ultime visite en 2012, vingt-six ans après la première, durant laquelle le romancier parle à son fils, désormais adulte et installé au Portugal, de l’écriture de Comme l’ombre qui s’en va. Mais malgré la complexité borgésienne de sa construction et des échos qui le traversent, ce récit alterné se déroule avec limpidité. Il est marqué par le désir sincère de rendre compte, le plus honnêtement possible, de ce que l’écriture donne et de ce qu’elle prend, d’en décrire la genèse au plus près sans sombrer dans le mysticisme de la création. « Le roman » écrit Muñoz Molina, « fait entrer la vie dans ses propres limites mais l’ouvre en même temps à toute une abondance de trésors cachés ». Document de choix, et sur la vie d’Earl Ray, et sur le processus qui voit naître et s’achever une œuvre, Comme l’ombre qui s’en va trace un émouvant portrait d’écrivain, de mari, d’amant et de père, dans sa richesse et ses contradictions. Il est soutenu par une enquête haletante dont les fils narratifs ne cessent de se croiser et de se toucher, au détour des rues de la plus poétique des capitales d’Europe.
RAntonio Munoz Molina, Comme l’ombre qui s’en va, traduit de l’espagnol par Philippe Bataillon, Seuil, 2016, 4468 p.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2017)