Musique de métro
La musique de métro est le meilleur antidote à l’ennui que distille ce lieu, ses couloirs, ses wagons. On y entend parfois des merveilles, un joueur de chora, concentré au milieu du vacarme, un accordéoniste qui interprète des toccatas de Bach avec le toucher d’un pianiste virtuose, un guitariste chanteur de blues qui fait fondre le cœur entre deux stations. On y entend des horreurs, des accordéons qui scient du mauvais Piaf, des massacres à la flûte traversière. Parfois, de très vieux Tziganes, les mains rendues rêches par les amplis antédiluviens qu’ils traînent entre chaque station comme une punition biblique, nous assourdissent de valses exécutées sur des crincrins aussi mal en point qu’eux.
Ce n’est pas bien grave : même quand ils sont mauvais, les musiciens du métro mettent un peu de vie dans les voyages. J’ai toujours une pièce dans ma poche pour eux, car je trouve que ces gens font un noble métier. Une sorte de service de bonté publique.
Le dimanche, presque chaque dimanche, quand j’allais voir des expositions au centre de Paris, je retrouvais à Concorde ceux que j’appelais « Les Russes du métro ». En réalité, ils s’appellent les musiciens de Lviv (je le sais car j’ai fini par acheter leur CD). Ils sont une dizaine, qui s’accompagnent de toutes sortes d’instruments, violoncelle, tambourin guitare, accordéon, cymbalum, balalaïka. Et surtout, ils chantent. Ils chantent d’une belle voix énergique des chansons russes à rallonges qui racontent des histoires de prairie, de petit cheval, de rivières et de ponts. Lancées sous les voûtes du métro, leurs voix robustes mêlées aux instruments forment un chœur magnifique qui résonne à des dizaines de mètres alentour.
J’adorais arriver à leur hauteur, m’arrêter, les écouter jouer une ou deux chansons, me laisser entraîner par le rythme. Pas mon compagnon d’expositions, qui accélérait le pas, grommelait. Lui n’aimait pas les musiciens du métro, et ma propension à me laisser distraire de ma marche par le premier violoneux venu l’agaçait un peu.
Pendant longtemps, je ne suis plus retournée à Paris. Quand j’ai fini par repasser à Concorde un dimanche après-midi, les Russes du métro n’y étaient plus. Cela m’a attristée : encore un souvenir qui s’envolait. Et puis, l’autre jour, je les ai retrouvés à Châtelet. J’ai reconnu de loin leurs belles voix toniques, leur chœur, leur rythme. Je me suis arrêtée pour les écouter, heureuse comme si j’avais retrouvés des amis perdus de vue. La musique est décidément capable d’exercer son empire dans le plus improbable des lieux. Métro parisien inclus.
© Hélène Gestern / Editions Arléa – 2012
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