Passé recomposé
C’est un petit livre rectangulaire, à la couverture noire et grenat, au titre abrupt et séduisant : Coupe sombre. Il est l’œuvre d’une photographe, Louise Narbo, qui livre là son « journal traversé », comme elle le baptise. Une coupe sombre, rappelle Louise Narbo, c’est d’abord une taille indulgente, qui « épargne assez d’arbres pour laisser de l’ombre » ; ensuite seulement, au sens le plus commun, une « suppression importante dans un ensemble ». On pourrait y ajouter dans son cas une troisième acception : la coupe est sombre parce que mélancolique, renvoyant aux images de lieux et d’amours perdus dont l’artiste réassemble patiemment la trace.
Ce livre est d’abord le fruit d’un geste d’assemblage, un geste nourri d’une poésie énigmatique : deux séries de photographies, certaines accompagnées d’une phrase qui ne coïncide pas forcément avec leur contenu, entrecoupées par huit pages de texte. L’empan chronologique des photographies est ample, presque celui d’une vie de travail : trente et un ans, de 1980 à 2011. Les images ont été prises dans les endroits les plus divers, de la Grèce à Montrouge, du Haut Atlas à Granville. Quant au texte, on devine qu’il s’agit d’une collection d’extraits prélevés dans le journal, des instantanés non datés, parfois factuels (« La chaleur est revenue. J’ai voulu essayer mes affaires d’été »), mais le plus souvent méditatifs (« Nouer des points de capiton grâce à l’écriture, pour que la vie ne glisse plus sur la transparence des jours ») ou émus, aux allures de poème (« Je suis née au bord de la mer, et toutes les nuits, c’est elle que je retrouve »).
Beaucoup de silences, donc, dans cette œuvre, des textes et des photos qui se rencontrent sur le mode de l’effleurement, de l’écho, dans ce qui est à la fois une pudeur et une intensité du dire de soi. Mais la fragmentation voulue est subsumée par la profonde cohérence de la poétique photographique, qui se revendique de Guibert, Duane Michals et Denis Roche : cette lumière, d’abord, puissante, intense, charnelle, d’un noir et blanc sensuel, et puis des thèmes, fils de mémoire auxquels l’œil s’accroche et qui petit à petit s’amplifient, comme un motif musical. Le premier est l’Algérie, une terre aimée, quittée, jamais oubliée : elle est toujours évoquée de façon allusive, devinée au travers d’une phrase (« Elles avaient quitté la rue du Chêne emportant l’essentiel de ce qui avait accompagné leur vie dans deux valises »), apparaissant furtivement sur l’en-tête d’une ordonnance (« Alger »). Pourtant, l’Algérie est partout, dans des insignes et des carnets scolaires, et surtout diffractée en nombreuses images portuaires : des navires, de côtes, toutes prises dans la lumière sèche de la Méditerranée. Même si les légendes, en fin d’ouvrage, nous parlent de Malte, des Açores, de la Grèce, la dissémination donne l’impression de renvoyer à une mémoire géographique unique dont le regard reconstruit partout les traces.
Le deuxième fil est la passion amoureuse, magnifiée dans l’image d’un corps d’amant après l’amour, dans l’exposé de sa peau veloutée, dans l’érotique de la lumière qui dépose les motifs d’un voilage sur un sein nu. L’un des autoportraits du couple à l’appareil photo est d’ailleurs baptisé « Nous trois »… Infiniment émouvante est cette manière déterminée et douce de montrer les corps, jamais exhibitionniste, toujours expressive, absolument libre. La basse continue enfin, qui est surtout présente dans le texte et les photos d’archives, sera l’évocation d’une relation aux parents qui semble avoir beaucoup compté, puisque l’auteure les a accompagnés jusqu’à la fin de leur vie.
Coupe sombre est un livre que l’on pourrait sans fin réinventer. Il porte en germe la narration d’une vie, mais la maintient sur une arête de silence qui lui donne un caractère parfois poignant. Le texte qui enveloppe ces instantanés sans leur imposer de lecture univoque, fait vibrer les interstices qui séparent les images, les sature de mémoire, peut-être de douleur. Louise Narbo dit, à travers ses photographies, des sentiments universels, comme la nostalgie, les racines, la filiation, le plaisir. Et les intervalles ménagés par la coupe sont autant d’espaces offerts à l’autre, autant d’écrans sensibles où projeter le film de sa propre mémoire.
Louise Narbo, Coupe sombre, Yellow Now, 2012, 106 p. ill
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2012)