Noms de chats
L’un des plaisirs les plus subtils de l’adoption d’un animal réside dans le moment où on le nomme. J’ai eu, dans ma vie, un certain nombre de chats, et j’ai eu la chance de connaître à plusieurs reprises cet instant délicieux où, après de longues hésitations, l’on saute le pas et l’on choisit parmi toutes les combinaisons possibles les syllabes qui vont ensuite, pendant des années, résonner dans notre paysage familier. Choisir un nom de chat est tout un art : peut-être pas aussi élaboré que celui d’un prénom pour un humain, mais la chose mérite que l’on se penche sur elle avec sérieux. Une affaire hautement cratylienne, en réalité : car faut trouver le nom juste, celui qui sera en adéquation avec la mine sévère, pensive, ou au contraire réjouie de notre nouveau compagnon. Deviner quel adulte se cachera derrière le chaton exubérant, voir au-delà de la chrysalide (en général une petite boule de poils frénétique qui met l’appartement à sac) le futur matou placide où la minette archi-collante qui ne quittera plus vos genoux.
Quelques spécialistes, versés en phonétique féline, préconisent des voyelles largement ouvertes et des consonnes bien articulées, auxquelles l’oreille du chat serait plus sensible : appelez votre chat Dakota ou Polka, il vous en sera reconnaissant. D’autres préfèrent jouer la carte du titre nobiliaire, surtout s’il s’agit d’un chat d’élevage : Grande Duchesse Dorée des Montagnes Birmanes, Astarté de Perse, Pomme de Reinette. L’exotisme fleurit et s’épanouit dans des kyrielles de noms slavisants ou orientaux : Satia, Pachka, Sara, Lila. Et comme – c’est bien connu – l’amour rend parfois un rien cannibale, la gamme alimentaire fournit son lot d’inspiration : Réglisse, Noisette, Café ou Calisson. On sait aussi des cas, certes plus rares, mais ô combien remarquables, où les œuvres de l’esprit prennent le pas sur les nourritures terrestres : bienvenue alors aux Litote, Métaphore, Zeugma, et autres Ataraxie. Enfin, certains propriétaires, plus raisonnables ou moins prétentieux, versent d’emblée dans une familiarité dont on devine qu’elle sera de toute façon inexorable : Minou, Titi, Pépette, Doudoune.
Car quel que soit le nom choisi, il finit presque toujours converti en une suite de diminutifs, d’onomatopées et d’hypocoristiques. Par réductions et concaténations successives, il devient un magma phonétique, source d’un discours liturgico-domestique rassurant, dont les inflexions en cascade sont la première marque de tendresse des retrouvailles. « Bergamote, viens le chat, vient le chapounet, Gamoton, chaton, petit raton, viens mon chat ». Indifféremment, mais toujours avec tendresse, on les appelle « crapaud », « petit rat », « cochon grognant », « cat cake killer » (quand ils ont mangé le gâteau du dessert), on leur parle tout au long du jour, et on les nomme encore et encore, jamais aussi intensément que quand ils reposent au creux de nos bras, tout chauds, repus de tendresse, la moustache en l’air et le souffle encalminé.
J’aime prononcer le nom de mes chats. D’abord parce que toutes deux reconnaissent le leur : il faut bien détacher les syllabes (« Ber-ga-mote »), faire claquer bilabiales et occlusives, et attendre le petit bruit mat des pattes sur le parquet. Qui précède l’élégante arrivée de la belle dans la pièce, vibrisses frémissantes, oreilles dressées, pelage prêt à la caresse. Ensuite parce que les nommer, c’est aussi les aimer. Je préfixe, je suffixe, j’apocope, je vocalise en une œuvre de langage improvisée et toujours recommencée, marque d’affection qui a l’air de les enchanter. Et pour désigner les deux sœurs à la fois, j’ai poussé à son terme la déconstruction de l’onomastique : j’ai inventé de les appeler « Chat », sorte de nom générique, sésame, syllabe-élixir, dont la seule résonance suffit parfois à déclencher une salve de ronronnements. Comme si la chuintante, en traversant l’épaisseur de leur sommeil, faisait vibrer quelque ressort secret et libérait une coulée de tendresse dans leur pharynx. Nommer son chat est le premier geste de l’amour : c’est une élection, une reddition sans condition, la marque irréversible d’une connivence, l’instant où l’on décide, enfin, qu’il est temps de se laisser apprivoiser.