Océanique

Ouvrir un lire que l’on a lu et relu, L’Amant, et se retrouver comme à chaque fois, en l’espace d’une seconde, avalée par ce verbe qui sonne comme un absolu. À se demander si ces mots connaissent un autre mode d’apparition que celui de l’évidence, si l’on pourra un jour avoir devant eux autre chose que le souffle coupé. Cette évidence, elle dort dans la langue qui a atteint là quelque chose de la décantation totale, dans sa pureté liquide, comme involontaire. Limpidité crue, traversée de vert et d’or, qui englobe comme un vent chaud ou une nappe d’eau moite : quelques mots qui recréent tout, la texture, le temps, la chaleur, l’horizon ; quelques phrases qui mènent, dans leur solitude, au bord de l’imaginable et font croire un instant que le texte est un art balistique ou un dieu tout-puissant.

Voici une femme qui a ramassé ses forces, s’est délestée de tout, qui a vieilli, terriblement vieilli. Elle a le visage de l’alcool, oui. Elle a aussi l’absence d’âge de ceux qui ont collectionné les souffrances, les ont défiées, contemplées, acceptées. Elle n’a plus peur de rien, surtout pas de la mort. Elle a le visage de l’alcool, certes. Mais surtout le visage de ceux qui ont tout rêvé et trop obtenu, le désir, la brûlure, la solitude. Elle a soixante-dix ans et elle nous écrit, nous donne des nouvelles d’une enfant qui porte un chapeau d’homme, des chaussures en lamé, et en elle la prescience implacable de la vie. Elle nous parle des corps et de la chaleur, des odeurs de caramel et des bruits de la rue, de ce qui n’a pas de nom mais lie l’un à l’autre deux êtres dans une chambre obscure, à la faveur de gestes lents et parfaits. La langue est irradiée de douceur, se déchire comme du papier de soie. Elle tourne autour des deux amants et tourne encore, comme si ce vertige était le seul moyen de rendre justice à l’amour, saisi ici dans une de ses crises les plus inoubliables.

L’Amant est le livre océanique, le territoire de l’abandon. Il faut accepter la violence de sa grâce, s’en constituer la prisonnière. Se taire, se défaire de tout, contempler avec stupeur, dans la lourdeur d’un jour d’été en Indochine, la seconde éblouissante et mortelle où une jeune femme de quinze ans se met en marche vers son destin et ne le sait pas encore.

© Hélène Gestern / Editions Arléa – 2017

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