Les brûlures de la lutte
Éléments incontrôlés commence en juin 68, une date qui ne doit rien au hasard. Un narrateur, qui ne sera jamais nommé, et son frère vivent à l’École Normale Supérieure, « refuge paradisiaque, au centre du grand foutoir », en attendant que leur mère sorte de la prison où l’a expédiée une distribution de tracts. Au plus fort des événements de mai, le jeune garçon a fait ses premiers pas de militant en herbe, et il en a été enchanté. Il faut dire que côté sens de la lutte, il a de qui tenir : une solide ascendance ouvrière des deux côtés de la lignée, tendance rose-rouge. À Montrouge, où il vit, le jeune garçon grandit dans un immeuble qui est aussi une communauté hétéroclite et libertaire : c’est là qu’il se lie avec sa jeune contemporaine et voisine, Fédora, dont il tombe amoureux pour le restant de ses jours.
L’entrée au lycée Henri IV est un choc. Au milieu de camarades vus comme des « fayots dépolitisés », l’engagement apparaît comme la seule voie possible : « l’existence que je voulais mener aurait l’odeur des gaz lacrymogènes, la dureté d’une barre de fer et l’effervescence d’une émeute de rue », écrit le jeune homme. Remarqué pour son activisme, il intègre l’organisation trotskiste, la Ligue communiste, dite « l’Orga ». Il flirte aussi, grâce à ses meilleurs copains, avec la dissidence (celle des autonomes, les « éléments incontrôlés »), les uns et les autres partageant leur énergie entre la lutte, la musique, la défonce et la drague.
Mais en marge d’une sa passion politique toujours plus brûlante, il y a Fedora, elle aussi engagée. Devenue l’amante du narrateur, elle ne cesse de hanter ses pensées, même quand elle doit repartir pour sa famille avec l’Italie. Elle intègre là-bas Prima Linea, une antenne armée des Brigades Rouges. Lassé des pesanteurs trotskistes (« un entrepôt frigorifique de l’espérance révolutionnaire »), le héros a de son côté claqué la porte de la Ligue. Lorsqu’il rejoint celle qu’il aime à Rome, il pense trouver dans l’action radicale, qu’il a décidé de partager avec elle, une forme d’accomplissement. Mais à quel prix ?
Éléments incontrôlés est d’abord un superbe roman de formation. Profond, incisif, non-dénué d’humour (toutes les évocations de l’extrême gauche en littérature ne peuvent pas dire autant…), sans toutefois verser dans le désabusement, il dresse la fresque d’une décennie de vie française, de Mai 68 à l’élection de Mitterrand : ses espoirs, ses batailles, ses clivages et ses désenchantements. Il montre un monde où de nombreux adolescents, éduqués selon les idéaux de Libres enfants de Summerhill, ont, chevillé au corps, le goût de la liberté, et partant celui de la lutte, cette lutte qu’ils mènent à leur façon, parfois brutale, parfois surintellectualisée, mais toujours généreuse et effervescente. On croise dans le livre les personnages qui ont écrit cette histoire-là : « Alain K. », un militant havrais, « Pierre B . », qui finira Premier ministre, ou encore Althusser, cependant que Giscard, de Gaulle et Mitterrand apparaissent en toile de fond de cette photographie historique.
Mais le livre aussi une puissante réflexion, lucide et parfois dérangeante, sur la violence et son usage. Elevé par une mère libertaire, éduqué dans les manifs, le narrateur parle d’abord le langage des poings, et met du temps à découvrir qu’il en existe d’autres. L’un des textes qui inspire le jeune lycéen — lui sauvant la mise lors du bac de français — est Les Justes d’Albert Camus : à partir de quand devient-il légitime d’agir contre un être humain ? Doit-on « se parler plutôt que cogner » ? La question se reposera ensuite de façon lancinante : au sein de la Ligue, mais aussi durant les expéditions punitives contre les gudards (« À deux par faf. En visant les visages. Avec méthode et sang-froid. »), ou quand les émeutes menacent de tourner au lynchage. L’une des scènes les plus fortes du livre débouche sur une analyse sans concession du mécanisme de « déshumanisation » et du conditionnement psychologique qui transforme un militant courageux en assassin potentiel. Si Stéphane Osmont ne pratique jamais l’autoflagellation, il n’en questionne pas moins l’iconographie révolutionnaire et ses implications, les meilleures comme les pires.
Enfin, ce parcours initiatique est porté par une profonde et tragique histoire d’amour. La figure de Fédora, jeune femme radicale, mais fragilisée par une fêlure intime, illumine le roman. Si le narrateur la suit dans la tentation terroriste c’est aussi parce qu’il vit avec elle une relation fusionnelle, non dépourvue de tempêtes et de doutes. En ce sens, Éléments incontrôlés rappelle qu’un engagement n’est pas qu’une affaire d’abstraction et de théorie : un amalgame d’héritage, de convictions, d’histoire intime, de compagnonnage, des choix dans lesquels l’amour et le désir éperdu de suivre l’autre pèsent parfois autant que la conviction révolutionnaire.
On pourra bien sûr se poser la question de la nature de ce texte intitulé « roman », de l’identité de ce personnage qui se dépeint comme écrivant un livre dont le programme sonne comme un récit de vie : à savoir « reprendre l’histoire depuis le début » et raconter « comment on est arrivés là ». Cette passionnante anamnèse d’un engagement, cette narration à la première personne dont tous les protagonistes ou presque apparaissent à visage découvert pourrait tout aussi bien être une autobiographie, un témoignage de première main sur la version radicale de la lutte. Quelle que soit sa nature exacte, Éléments incontrôlés est récit tout en tension, délivré avec la même énergie, la même sincérité qu’un coup de poing, porté par un souffle narratif puissant ; il nous offre une plongée à vif dans l’univers de la lutte, ses magnificences et ses noirceurs.
Stéphane Osmont, Éléments incontrôlés, Grasset, 2013, 477 p.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2013)