promenade en forêt
Cela faisait longtemps, très longtemps que j’avais acheté Le Rivage des Syrtes. J’en avais fait l’acquisition dans sa librairie d’origine, Corti, près du Luxembourg, repaire de calme désuet et d’ouvrages dont il fallait encore ouvrir les pages au coupe-papier, ce qui déposait toujours une poussière pelucheuse sur leur tranche. J’ai tenté deux fois de lire ce roman, sans succès. J’en trouvais la langue très élégante mais quelque chose m’échappait, coulait comme une eau fluide sans que je parvienne à m’y attacher. Un peu plus récemment, je me suis procuré Un Balcon en forêt, dont la référence était revenue plusieurs fois dans mon travail du moment, et dont la lecture semblait s’imposer. Je l’ai emporté avec moi durant l’un de mes séjours à Paris. C’était l’hiver, l’hiver intense et matriciel de décembre, replié, calfeutrant, et je consacrais tout le début des nuits à la lecture, pendant que le radiateur électrique faisait entendre de rassérénants craquements.
Quand je suis entrée ce livre et que j’en ai lu les premières pages, j’ai été happée par un sentiment curieux de familiarité et d’étrangeté à la fois, qui s’est vite transformé en fascination, puis en séduction pure. La langue était somptueuse : énigmatique, belle, liquide. Mais cette fois, elle me parlait comme parle la musique, avec la même emprise holistique, le même pouvoir de créer une galaxie sensorielle, qui vient nous cueillir et nous dilater dans un espace qui soudain semble ne plus connaître de frontières. J’étais avec ces hommes dans la forêt : dans leur attente, dans ce temps préservé, dans le mélange du charme solaire et de l’ombre inexpugnable des forts, dans la beauté luminescence des marches matinales, rendues plus délicates par la proximité du danger, dans l’orbe enchantée du corps tiède de Mona. Un charme valéryien, une splendeur, une drogue, qui jamais ne perdait de son intensité. Le ressentir de la sorte a peut-être aussi constitué, dans une période qui n’avait rien de paisible, ma façon d’habiter le bastion où j’avais été cantonnée : la lecture protégeait quelques heures de solitude, dérisoire fortin au milieu de la canonnade de la vie qui bruissait non loin.
J’ai progressé ligne à ligne, lentement, nuit après nuit, avec le sentiment de vivre une expérience d’une grande intensité, comme l’est parfois la lumière sourde des mois de juin ou l’enveloppement de l’eau quand elle se referme sur le corps qui nage. À la lectrice un peu trop expérimentée, et parfois blasée que je suis, et qui d’ailleurs lit de moins en moins par plaisir, elle a rappelé combien la rencontre avec une œuvre tient de la gravité amoureuse parfois, avec quelle conviction un texte peut nous aliéner et nous protéger des ombres qui se resserrent autour de nous. Son pouvoir unique de suspendre la coulée du temps, de parler une langue d’amnios et de naissance dont nous sommes les élus, d’anéantir tout ce qui n’est pas l’exploit de sa découverte. Julien Gracq, je vous ai aimé, beaucoup, durant ces quelques nuits, et les images de la forêt se sont déposées quelque part en moi, où elles dorment encore. Quand le bruit devient trop fort et l’ennemi trop proche, je songe à ce souvenir de décembre, sa douceur clandestine, au monde resserré entre mes mains, enclos dans une couverture blanche de papier glacé ; à la vibration de cet univers de silence et de sylve où la vie a pu couler pour quelque heures, à nouveau comme sève et non plus comme plomb.
© Hélène Gestern / Editions Arléa – 2017
Scarlatti • Le Roi des Aulnes (Michel Tournier)• Le Ravissement de Lol V. Stein • Océanique (Marguerite Duras • The Great Singer (Nina Simone) • Promenade en forêt (Julien Gracq) • Yumeji’s Theme (Wong Kar Wai) • Quelques raisons d’aimer Annie Ernaux • Voix Angélique (Angélique Ionatos) • Looking Through The Glass (Philip Glass)• Les vieilles chansons (Gilbert Bécaud) • Harem (Brigitte Fontaine) • Vox : Delphine Seyrig • Y’a un climat (Jean Guidoni)• Les sentiments (Noémie Lvovsky) • L’homme-clarinette (Yom) • Muriel Cerf • Lhasa • Chansons à surprises (Radiohead) • La Symphonie pastorale • Musique de métro • Regards de femmes • Les Buddenbrook • Bizerte • kml • Buffet de la gare • Les oiseaux bleus • Un bol de soupe
Le goût de l’Irlande
C’est le vert, dit-on, et ce n’est pas faux. Celui du trèfle, du maillot des équipes de rugby, des gadgets publicitaires et de chapeaux de Saint Patrick. Et aussi celui, tellement plus doux, des talus et des prés gorgés de pluie, qui déploient leurs nuances à peu près diamétralement opposées, tirant tantôt vers l’émeraude, tantôt vers le beige austère des talus pelés. Mais la couleur de l’Irlande, c’est d’abord celle du ciel bas, étouffée, tamisée, jetant sa lueur sourde sur une nature d’un dépouillement puissant et magnifique. C’est celle du soleil qui tombe dans la mer, ses rayons filtrés par la couche des nuages, quand elle les diffracte en éventails ; c’est celle de son ressac gris et vert, son liséré d’écume blanche et la crête dorée de ses vagues, signant la fusion du minéral et de l’océan, nappes de pierres, d’eau, d’embruns. L’horizon n’est pas fermé, juste plus bas, plus étroit, comme si la main du ciel avait la tentation de cacher ce bout de terre aux yeux du commun des mortels ; c’est alors qu’on se rappelle que l’Irlande est une île, un finistère, et que rejoindre son flanc ouest, c’est toucher la porte de l’Atlantique. L’Irlande, c’est l’odeur iodée des marées, la houle les jours de tempête, un lieu de rencontre où se mélangent sans cesse le ciel et l’eau, dans le miroir des lacs et dans la pluie qui tombe dru, dans les flaques qui éclaboussent les piétons et le cri des mouettes.
Sur la carte, l’Irlande n’est pas un pays très grand. Pourtant, cela ne l’empêche pas de changer de visages plusieurs fois par comté. On y retrouve des notes dominantes : la tourbe, la terre, la pierre nue, le blanc des moutons, taches sporadiques au pelage marqué de peinture qui illuminent les prés. Il y a cette végétation rare, de toundra, parfois, qui se recroqueville sous les assauts du vent et les gifles répétées de la pluie. Mais il y a aussi le jaune des jonquilles qui y fleurissent bien avant le début du printemps, le camaïeu extraordinaire des collines du Connemara, brun, ocre, sable, gris-beige des monts, traversés des éclats d’argent des lacs qui y brillent, la pierre blanche, lisse, tellement austère, du Burren, ses collines rondes où presque rien ne pousse. Il y a, mais là c’est d’une toute autre Irlande qu’on parle, celle du noir, les colonnes hexagonales de la Chaussée des Géants, nées de la poussée volcanique, la déclinaison chromatique du vert de l’herbe et du bleu de la mer à cet endroit. Voilà pour la carte postale.
Mais la couleur de l’Irlande, dans mon esprit, c’est celle, beaucoup plus composite, de l’architecture de ses villes, les cinquante nuances de la pierre de taille, cathédrales pâles et collèges sombres, qui se mélangent aux façades colorées des pubs, des boutiques et des restaurants, ces lieux de refuge contre une météo souvent peu clémente. On s’y arrête, on y rentre, l’atmosphère y est souvent bruyante et chaleureuse, dans la lumière rare et le mobilier de bois brun. Il arrive qu’au bout d’une heure, on ne s’y entende plus. Les uns et les autres, amis ou vagues connaissances, évoluent dans une cordialité décontractée, il n’est pas interdit de se parler sans se connaître, c’est même la règle. Faire un brin de causette à une homme, quand on est une femme seule, ou à son voisin ou sa voisine dans le bus, n’est ni le prélude à de pénibles manœuvres d’approche ni une faute de goût : un simple moment de vie. On se serre la main et on se dit « See you soon » en sachant qu’on ne se reverra jamais ; on se promet vaguement de se retrouver au Crane le vendredi soir, on reçoit des tips, conseils, bons plans, des adresses, les lieux où il faut aller.
La musique fait partie de cette gaieté : pas rare qu’on voie débarquer trois ou quatre personnes qui s’installent, avec un soupçon de nonchalance, sortent les instruments, et mettent le feu aux murs dix minutes plus tard avec des gigues à tout casser. Les nourritures sont riches et roboratives – dieu bénisse la chowder –, le pain ressemble à du gâteau, le fish’n chips du bord de mer est le meilleur du monde. La déesse Guinness dessine dans les verres sa ligne parfaite entre le liquide et la mousse ; elle est d’une finesse incomparable et il faudrait sans doute une ou deux thèses de chimie pour démonter le mécanisme de la sa formation.
Il y aurait certainement encore d’autres couleurs de l’Irlande à raconter. J’ai le souvenir, puissant, bouleversant, de celle de l’autre l’Irlande, celle du Nord, une ville et son mur, et cette traversée des quartiers nord de Belfast, leurs pierres grises, si froides, malgré les murals et le chauffeur de taxi (qui venait de ce quartier) hochant la tête d’un air désolé : « It is not a place for a child to grow up ». Mais cette Irlande-là n’est pas la mienne, je n’ai fait que la traverser, qu’effleurer les passions qui la déchirent encore. L’autre, plus paisible, me donne l’impression, bouleversante, de rentrer à la maison à chaque fois que je le pose le pied à l’aéroport de Dublin et c’est peut-être pour cela que j’en aime tout, l’accent, les cafés qu’on se sert dans de grands gobelets de cartons, l’uniforme vert des petits écoliers, le lierre qui ceint les murets, le vent qui fait trembler l’appareil photo à Salthill, la chaleur de la laine d’Aran, l’amertume sublime de la bière, les moutons qui se promènent sur la route et derrière lesquels les automobilistes patientent, cette atmosphère tantôt en forme de point d’exclamation, tantôt baignée d’âpreté mélancolique, mais où la joie de vivre, impérieuse, finit toujours par l’emporter.
© Hélène Gestern / Editions Arléa – 2017
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