La vie à Billancourt
C’est par la description d’une photographie que s’ouvre Atelier 62, celle qui fait la couverture du livre. On y voit un homme massif, corpulent, cigarette au bec, en pantalon et veste de travail. Il sourit à peine, il est en route vers une journée dont on apprend par le livre à quel point elle sera harassante. Il s’appelle Amand Sonnet et il né le 13 avril 1909 à Céaucé, dans l’Orne. II travaille à Boulogne-Billancourt, aux usines Renault, et plus précisément à l’atelier 62, dans les forges. Sa fille Martine Sonnet, historienne au CNRS, a voulu retracer le parcours de son père : offrir d’abord un portrait de l’homme, que l’on devine aimant et aimé des siens, et dresser en même temps un tableau éclairant de la condition ouvrière des années d’après-guerre.
Il faut dire qu’elle est rude, la condition ouvrière. Car Amant Sonnet, ancien artisan forgeron, a quitté l’Orne en 1951 pour chercher du travail à Billancourt : une manière d’assurer aux siens un avenir meilleur, les « faire profiter de tout », de l’appartement et du chauffage central, de l’école et des loisirs. Et comme il était grand, costaud, et forgeron de métier, il a été affecté à l’un des ateliers les plus difficiles, le 62, « forges et traitement ». « Ceux qui embauchaient au 62, ils pouvaient préparer leur cercueil », disaient les ouvriers. En effet, la forge était le lieu le plus éprouvant de toute l’usine et l’espérance de vie des ouvriers faisait qu’ils avaient rarement le temps de profiter de leur retraite, à moins de déclasser et de perdre le bénéfice de leurs meilleures années de salaire. En même temps, les forgerons constituaient une sorte d’aristocratie, à plus d’un titre : les plus forts, les mieux payés, les plus respectés. Ils aimaient leur métier et en étaient fiers : Jacques Gautrat, ancien fraiseur-outilleur, puis sociologue, raconte comment, quand on disait « La forge arrive », les autres s’écartaient pour leur faire place.
Il est difficile d’échapper, lors de l’évocation d’un tel passé, au double écueil du misérabilisme et de l’héroïsation. Martine Sonnet a su contourner l’un et l’autre, en mêlant ses propres souvenirs et ceux que lui fournissent les nombreux documents collectés, dans les archives Renault ou la presse. Elle a ainsi dépouillé, entre autres, le Bulletin d’information de la Régie Nationale des Usines Renault, reproduisant les compte-rendus de réception des délégués du personnel ou encore L’Écho des Métallos Renault, rédigé par la section Renault du PCF. On y voit comment, inlassablement, les ouvriers dénoncent, réclament, revendiquent, et comment la direction louvoie, atermoie, finit par céder, parfois. Cette documentation historique, complétée par nombre de lectures sociologiques sur la vie ouvrière à Billancourt, est peu commentée, parfois simplement soulignée d’une remarque ironique. Tant la violence des faits est parlante : maladies professionnelles multiples, équipements et installations sanitaires inadaptés (la machine d’abord, l’ouvrier ensuite), accidents du travail fréquents et mutilants, cadences d’enfer ; à quoi la direction oppose impavide l’argument salarial – les forgerons sont mieux payés que les autres –, ou place les revendications « à l’étude » alors que leur urgence saute aux yeux.
Le livre ne se veut pas pour autant une étude scientifique de la condition ouvrière : le tableau documentaire minutieux et précis est livré au milieu de souvenirs d’enfance, du regard de la petite fille sur la vie de famille, où l’usine n’empêchait pas le bonheur. Ce sont les détails qui racontent, aussi, le passage de la campagne à la ville : la mère qui prépare ses rillettes à la maison, le père qui sculpte pour sa fille une petite brouette en bois, avec laquelle elle joue, « fière, mais incomprise ». La banlieue, terme aujourd’hui maudit, est alors un « ensemble bien dessiné, avec du respect pour les habitants dans le coup de crayon », un lieu avec ses pelouses, son confort domestique, sa bibliothèque municipale. Mais jusque dans l’organisation des loisirs et des excursions, auxquelles participent les grandes soeurs, l’usine joue le rôle ambigu et tutélaire exposé par Ariès et Duby dans leur Histoire de la vie privée. En ce sens, l’histoire de Martine Sonnet est exemplaire de celle de la génération des fils d’ouvriers. La force de l’écrivain est d’avoir su trouver la bonne distance entre objectivité et subjectivité, analyse du matériau historique et empathie, souvenirs collectifs et mémoire privée. A l’heure où l’autobiographie est parfois accusée de narcissisme stérile, Atelier 62 nous rappelle qu’une mémoire individuelle peut aussi, comme la réception enthousiaste du livre l’a montré, enrichir de manière significative la mémoire collective.
Entretien avec Martine Sonnet
(Paris, 8 décembre 2008)
Martine Sonnet, de quoi est parti le projet d’écrire Atelier 62 ?
De photos. Des photos de Billancourt, juste avant démolition. Elles se trouvent dans le livre Billancourt paru au cercle d’Art en 2004 avec un texte de François Bon – j’aime tout ce qu’il fait. Mais j’ai eu le choc réellement quand j’ai vu les photos exposées, en grand format, des photos carrées qui font un mètre sur un mètre, qui sont vraiment très fortes. Et devant les photos exposées, j’ai vraiment pris conscience que c’était mon histoire qu’on était en train d’effacer complètement, puisque Renault avait autorisé quelques photographes à circuler deux demi-journées dans tous les bâtiments juste avant que commence la démolition. Parmi ces photos-là, j’ai trouvé que les plus frappantes étaient les photos des vestiaires et des armoires métalliques qui étaient rouillées, écaillées mais sur lesquelles on voyait encore la trace de l’étiquette, celle des bouts de scotch ; il y avait encore une humanité dans la place. Je pensais qu’on ne pouvait pas balayer tous les hommes qui étaient passés là. Qu’on pouvait tout démolir effectivement, qu’on enlèverait tout, mais que ça avait été la vie, la vie complète d’un certain nombre de générations d’ouvriers. Et il se trouve qu’il y avait mon père, dedans.
Quand vous avez fait le livre, pensiez-vous à la situation contemporaine ? Parce qu’il y a un écho avec les préoccupations sociales du moment…
Pas du tout. Ce que je voulais, c’était savoir ce qui se passait dans cet atelier et rendre le quotidien du travail de la manière la plus sensible possible. Je ne pouvais partir que de quelques images qui étaient liées à cela mais qui en étaient quand même assez loin, puisque mon père ne racontait pas. Donc ça passait par son corps, le fait qu’il devienne sourd, qu’il ait des mains abîmées, etc. Il y a toute une série de textes, les textes qui sont numérotés en chiffres arabes, qui sont ces textes de souvenirs d’enfance, qui se sont écrits très vite et en premier. Et en même temps, je cherchais de quoi nourrir ce que je voulais vraiment faire, c’est-à dire les textes sur l’usine. Ensuite, les deux se sont entrecroisés, parce que la vie de famille était complètement suspendue au travail de mon père. Au départ, je n’avais rien sur le travail dans les fonderies, puis j’ai trouvé les journaux syndicaux. Je les ai collés de façon brute parce que c’était parlant, il n’y avait pas besoin d’en rajouter. Je ne voulais prendre aucune distance critique ; justement, là je n’étais pas historienne. Donc j’ai vraiment laissé filer mes empathies, totalement.
À ce propos, il n’a pas été trop difficile de passer d’une écriture d’historienne à une écriture personnelle ?
Pas du tout. D’abord j’avais compris depuis un certain temps que j’étais historienne en grande partie pour avoir un prétexte pour écrire. En amont, certaines choses étaient prêtes, il y avait un contexte. J’avais pris un peu de distance par rapport à ce que je fais d’habitude [Martine Sonnet a travaillé pendant quatre ans comme chargée de mission à la mission Recherche du Ministère des Affaires Sociales] : je n’aurais jamais écrit cela si je ne m’étais pas déplacée de mes activités habituelles, mes activités d’historienne antérieure. Ensuite, j’ai une sœur qui est morte cette année-là, et je pense que ça a joué sur le fait qu’il y avait une personne en moins pour se souvenir de tout ça. Et puis il y avait les problèmes dans les banlieues. Et cela m’a vraiment marquée : moi j’avais le sentiment d’en venir, d’avoir grandi dans une cité de banlieue quarante-cinq ans plus tôt et qu’on y vivait bien. Comment en arrivait-on à un état de désespoir comme celui qui existe maintenant dans ces quartiers-là ? Ces événements privés, publics, se sont produits en même temps et ont joué en faveur du déclenchement de cette écriture-là.
Le livre est le portrait d’un homme, votre père ; c’est aussi le portrait de toute une société, celle des ouvriers des usines Renault. Avez-vous le sentiment que la mémoire ouvrière est fragile, qu’elle peut se perdre ?
C’est une mémoire vive dès lors qu’on la ranime un petit peu : j’ai reçu un courrier considérable. Les gens qui sont concernés, à un titre ou à un autre, les enfants d’ouvriers, des ouvriers retraités, réagissent énormément. Par exemple, je ne pensais pas qu’il restait des forgerons qui avaient pu travailler avec mon père aux forges, puisqu’elle ont fermé en 72, vingt ans avant la fermeture de Renault. Et j’ai reçu une lettre d’un ancien maréchal-ferrant de la Sarthe, qui a 88 ans et qui a été aux forges de 63 à 67, pendant quatre ans avec mon père, et qui s’en souvient ! Les gens sont vraiment très contents que l’on parle de ce travail, de cette époque-là, de ces conditions de travail. Et chez les enfants, enfants et petits-enfants, c’est prêt à resurgir tout de suite.
Le site internet a-t-il favorisé ces contacts ?
Je me suis dit qu’il ne fallait pas que ça s’arrête brutalement avec le livre et qu’il fallait relayer ça d’une façon ou d’une autre. Je n’ai pas le temps de faire tout ce que je voudrais sur ce site, de mettre en ligne des documents que j’ai retrouvés ensuite, c’est pourquoi je le fais petit à petit, mais je le conçois comme un accompagnement. Je souhaite aussi utiliser les réactions que j’ai eues et les témoignages que j’ai reçus.
Avec le site d’Atelier 62 (www.martinesonnet.fr), Martine Sonnet a souhaité prolonger l’écho suscité par le livre, qui connaît sa quatrième réimpression en quelques mois. Le site met à disposition des documents d’archives familiales, retrouvés depuis la parution : factures, contrats d’embauche, carte postale écrites par un collègue. Mais il propose aussi des documents d’époque, comme les publicités Renault, ou des résultats d’enquête sociologique sur l’habitat des ouvriers. Une section liens regroupe une sélection d’archives sonores, vidéos et plusieurs sites consacrés à la mémoire, notamment photographique, du site de Billancourt.
Martine Sonnet, Atelier 62, Le Temps Qu’il Fait, 2008.
© Hélène Gestern / La Faute à Rousseau (2009)